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La recette de la tomme féerique : chapitre 4. La vision de la cascade enchantée

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Jacques regardait scintiller une cascade aux rayons de la Lune quand, soudain, une lueur forte lui sembla venir de l’autre côté du rideau d’eau . Il écarquilla les yeux, scruta le point de lumière, et, par-dessus le bruit de la chute, crut entendre un murmure. Une sorte de doux chant se mêlait au son de l’eau qui tombe et s’abat au sol, et voici, Jacques se crut dans un rêve. Les mots semblaient venir de l’écume, et émerger de si loin ! Et pourtant, il les entendait. Envoûté, il voulut voir qui chantait ainsi, si près de la cascade – ou bien juste derrière, si une telle chose était possible. Il se leva, s’approcha, et voici ! sous la chevelure liquide jaillissant du rocher et que la Lune éclairait, il vit se dégager la forme d’une femme magnifique – belle, jeune, luisante, et qui, arrachée à la chute d’eau dont elle semblait sortir, n’avait sur elle aucune goutte . Tout se passait comme si, au contraire, son corps avait été formé d’une écume épaissie, ayant pris forme, volume et co

La recette de la tomme féerique : chapitre 3. Le doux berger du Fer-à-Cheval

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Le secret de la recette de la tomme de Savoie n’a pas été trouvé par l’intelligence : il a été trouvé par un miracle, une grâce – le don d’une fée. Je vais vous raconter comment cela est advenu, conformément à ce qu’en disaient les anciens. Vous savez que les gens de la vallée du Giffre allaient l’été dans les montagnes – là où personne n’habitait toute l’année parce qu’il y avait trop de neige, trop d’avalanches, que c’était trop dangereux. Les jeunes gens en particulier y étaient envoyés et, loin des prêtres, y nouaient, dit-on, leurs histoires d’amour. Lorsqu’il marchait dans la vallée de la Maurienne pour se rendre à Turin, le philosophe Jean-Jacques Rousseau imaginait, dans les montagnes environnantes, des cuves de crème et des amants qui s’embrassaient sous les hêtres en chantant des chansons – et   en fait il avait raison, c’est ce que la tradition dit aussi, et qu’à cause de cela les naissances hors mariage étaient très nombreuses en Savoie. On se nourrissait de fromage, on

La recette de la tomme féerique : chapitre 2. La merveilleuse origine des fromages selon les bergers de tous les peuples – en tout cas corse et savoisien !

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Dans la tradition féerique populaire – ce qu’on appelle parfois le folklore –, on n’adopte pas toujours le ton grandiose des anciens poètes grecs, mais on croit volontiers aux êtres spirituels qui peuplent la terre – fées, ogres, nains, lutins, gnomes –, et voici ! on trouve fréquemment l’idée que le fromage a reçu sa recette de ce genre de personnes magiques – version paysanne, au fond, des dieux, des anges et des extraterrestres ! En Corse, on dit que le brocciu (délicieux fromage frais de chèvre concocté par les bergers), a volé sa recette à ceux qu’on nomme localement les ogres – orci . Il s’agit plus ou moins de démons – ou d’elfes compris selon la logique du catholicisme romain, plutôt hostile à ces esprits de la Nature auxquels les paysans par intérêt privé rendaient hommage : les évêques entendaient les remplacer par les bons anges de la Bible ou les saints du ciel de la Légende dorée , hommes devenus pareils aux anges à leur mort ! Cela leur semblait plus moral, car les ogres

La recette de tomme féerique: chapitre 1. Légendes fondatrices sur la merveilleuse origine des techniques humaines

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                  Vous savez peut-être, chers amis, que dans les anciennes mythologies, les techniques nouvelles étaient généralement enseignées aux hommes par des êtres supérieurs, qui venaient d’un autre monde. Bien sûr, dans l’antiquité, il s’agissait de ceux qu’on appelle les dieux : par exemple, Apollon enseigna aux êtres humains à jouer de la lyre ou à tirer à l’arc, et c’est ainsi que sont nés les poètes et les archers. D’autres dieux enseignèrent des techniques plus industrielles, comme Vulcain l’art de travailler le fer : il a inspiré notamment la voiture automobile. Et d’autres dieux encore enseignèrent à cultiver la terre, à bâtir des maisons, à diriger les cités, à créer des lois, à philosopher, à conter des contes, à jouer la comédie – au fond, tout. Même le mensonge avait son dieu inspirateur, dit-on. Certains ont pensé qu’il pouvait s’agir d’extraterrestres : venus d’une autre planète plus évoluée, des hommes verts ou violets auraient enseigné aux Terriens leur science

Mythologies prosaïques de Roland Barthes

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Il y a un fond naturaliste, dans la philosophie française moderne, qui empêche spontanément de parler des dieux. Mais comme il faut bien, tout de même, aborder les concepts, les philosophes se sont efforcés de donner une nouvelle définition au mot mythe , ou mythologie – valide à leurs yeux, bien qu'ils aient évacué le monde divin. Roland Barthes rappelait précisément que le mythe est un acte de langage, et donc c'est un signe adressé à la collectivité, l'impression de l'humain sur le réel à partir des mots.  On sent poindre la philosophie de Sartre sur la pensée magique , qu'il étendait à l'ensemble des actes organisateurs du monde. On peut toujours prétendre, de fait, que dès qu'on attribue une organisation au monde, on fait dans la mythologie, car seul un dieu a pu organiser le monde. Sinon, la matière est pure masse informe. Mais c'est là trop réfléchir, et faire preuve d'une sorte d'intégrisme philosophique. Dans les faits, le locuteur

La littérature de Savoie est-elle une niche ? Réflexions sur la réceptivité universitaire d'une tradition en marge

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A l'époque où je cherchais un poste de professeur dans une université américaine pour y enseigner la langue et la littérature françaises, comme j’ai surtout travaillé sur la littérature de la Savoie, que je le mettais en avant et que ma quête n’était guère fructueuse, je me suis entendu dire que ce sujet était à l’excès une niche. Ce qui avait au départ paru merveilleux, une littérature fondée sur le catholicisme imaginatif de François de Sales, a finalement reçu les marques de dédain ordinaires, justifiées ou non. Sans doute, les universités américaines attendent plutôt d’un professeur de français qu’il connaisse les choses célèbres, les choses représentatives – et même, je dirais, politiquement représentatives : la philosophie des Lumières, par exemple, ou l’Existentialisme, la French Theory , Roland Barthes et Michel Foucauld, et ainsi de suite. Essentiellement, donc, des aspects de l’intellectualisme progressiste par lequel la France est connue à l’étranger. On n’attendait p

Une élégie pour mes chats

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J'ai vécu en couple à Toulouse, et nous avions pris deux chats siamois, que nous chérissions. Mais ma chère épouse est partie avec les deux dans son pays natal, les Etats-Unis, malgré mon souhait d'en garder un, le premier-né, que j'avais séduit dans le refuge où nous l'avions trouvé. Ma femme le trouvait laid et qu'il sentait mauvais, mais il s'est blotti contre moi, semblait m'aimer, et nous l'avons pris. Au reste c'était un chat batailleur, voire agressif, qui aimait attaquer, griffer, mordre, et il a fallu l'éduquer. Je l'ai fait abondamment, et à la fin il était doux. Mais il m'aimait toujours, aimait aller dans mes bras et s'y faire caresser. Puis nous avons pris un autre chat siamois, peureux et souple, et qui, au contraire, tendait à me fuir, et à se sentir rassuré que par la voix de sa maîtresse. J'ai mis du temps à l'apprivoiser, agissant à l'opposé de ce que j'avais fait pour le précédent, restant distant, c