La littérature de Savoie est-elle une niche ? Réflexions sur la réceptivité universitaire d'une tradition en marge
A l'époque où je cherchais un poste de professeur dans une université américaine pour y enseigner la langue et la littérature françaises, comme j’ai surtout travaillé sur la littérature de la Savoie, que je le mettais en avant et que ma quête n’était guère fructueuse, je me suis entendu dire que ce sujet était à l’excès une niche. Ce qui avait au départ paru merveilleux, une littérature fondée sur le catholicisme imaginatif de François de Sales, a finalement reçu les marques de dédain ordinaires, justifiées ou non.
Sans doute, les universités américaines attendent plutôt
d’un professeur de français qu’il connaisse les choses célèbres, les choses
représentatives – et même, je dirais, politiquement
représentatives : la philosophie des Lumières, par exemple, ou
l’Existentialisme, la French Theory, Roland Barthes et Michel Foucauld, et
ainsi de suite. Essentiellement, donc, des aspects de l’intellectualisme
progressiste par lequel la France est connue à l’étranger. On n’attendait
peut-être pas même une spécialisation dans le romantisme, celui des Français ne
faisant pas excessivement envie dans le monde anglophone, où on a de quoi lui
faire pièce, et à qui le romantisme français apparaît souvent comme verbeux et
trop intellectuel. Sans doute, Walt Disney a adapté des contes de Charles
Perrault, ou Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, et c’est aussi ma
spécialité, l’espèce de merveilleux à la française que la grande tradition a
développée. Cependant les universités sont plus raffinées, et visent souvent
plus haut.
Je voyais qu’en Amérique on avait traduit en anglais un traité du
cardinal Hiacynthe-Sigismond Gerdil contre Jean-Jacques Rousseau, le Contre-Emile, et il se
trouve que non seulement Gerdil est un Savoyard que je connais bien - un
philosophe et un théologien -, mais qu'il est même un cousin éloigné, et qu’on ne le publie
pas en France. Or, quoique catholique et hostile à la philosophie des Lumières, il est bon. Cela faisait naître des rêves fous, tout comme ma spécialisation
dans le catholicisme savoyard, ma connaissance de François de Sales et Joseph
de Maistre, mais même les universités jésuites vouées à l’imagination morale
ne se sont pas montrées intéressées par ma candidature. François de Sales
en était pourtant un maître, peut-être même le maître absolu : C. S. Lewis
le vénérait en tant que tel, et on sait qu’il en est devenu un spécialiste à
son tour, et un maître, en tant qu’artiste. Car François de Sales est agréé par
les anglicans, auxquels C. S. Lewis appartenait.
Et puis la littérature anglaise a volontiers intégré la
Savoie, ou la Suisse voisine : les époux Shelley, Lord Byron, William Wordsworth
s’y sont rendus, et même l’Américain H. W. Longfellow, qui lui a consacré un
poème dans le goût de Lamartine et Rousseau. Des liens auraient pu être créés,
dans les départements d’études du romantisme, et étendus bien sûr à la Suisse –
dont je connais, également, la littérature et l’histoire. Sans doute aurais-je
dû commencer par écrire un article universitaire sur le sujet : peut-être
étais-je trop dilettante pour les universitaires américains ou autres, indépendamment
même du temps que je consacre à mes écrits personnels, à la littérature que je
fais moi – et qui, me disait-on, parce qu’elle est trop remplie de merveilleux,
ne me donnait pas non plus bonne réputation. Mais Lord Byron et Percy et Mary
Shelley en étaient pleins aussi, et même Longfellow.
Les portes sont restées fermées, et on ne sait qui peut
s’ouvrir à la littérature de l’ancienne Savoie, certes, ou au moins de l’arc
lémanique : elle apparaît comme marginale, sans importance. Cela me rappelle qu’un
jour, alors que je discutais avec une professeure de l’université de Savoie, à
Chambéry, qui cherchait à attirer des étudiants, elle me révéla qu’elle ne
faisait cours elle-même que sur les auteurs consacrés qui tombaient au concours
de l’agrégation de littérature, alors même que cette université n’y préparait
pas : elle rêvait sans doute d’être recrutée dans une autre plus illustre,
et d’y faire les cours afférents. Si aucune université française n’entend
laisser de place aux auteurs de l’ancienne Savoie, a fortiori les
universités américaines ne le feront pas. Ni même peut-être les suisses, qui,
en moins fort, tendent à faire la même chose qu’à Chambéry. Que veut dire
l’idée de niche quand des auteurs parfaitement inconnus font l’objet de
cours à droite ou à gauche, on ne sait pas. Chacun est libre.
Mais tout de même, la politisation de la littérature et plus
généralement de la culture existe, dans les universités. Aux Etats-Unis, il y
avait visiblement des subventions pour une démarche inclusive, intégrant
la littérature africaine, ou féminine. Et je les aime, il n’y a pas de
problème. Mais il est clair que malgré l’existence d’Amélie Gex ou de Mme de
Staël, ou malgré mon amour de George Sand et de Léopold Sédar Senghor, ce
n’était pas ma spécialité affichée. C’est la vie, comme on dit.
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