La recette de la tomme féerique : chapitre 2. La merveilleuse origine des fromages selon les bergers de tous les peuples – en tout cas corse et savoisien !
Dans la tradition féerique populaire – ce qu’on appelle parfois le folklore –, on n’adopte pas toujours le ton grandiose des anciens poètes grecs, mais on croit volontiers aux êtres spirituels qui peuplent la terre – fées, ogres, nains, lutins, gnomes –, et voici ! on trouve fréquemment l’idée que le fromage a reçu sa recette de ce genre de personnes magiques – version paysanne, au fond, des dieux, des anges et des extraterrestres !
En Corse, on dit que le brocciu (délicieux fromage frais de chèvre concocté par les bergers), a volé sa recette à ceux qu’on nomme localement les ogres – orci. Il s’agit plus ou moins de démons – ou d’elfes compris selon la logique du catholicisme romain, plutôt hostile à ces esprits de la Nature auxquels les paysans par intérêt privé rendaient hommage : les évêques entendaient les remplacer par les bons anges de la Bible ou les saints du ciel de la Légende dorée, hommes devenus pareils aux anges à leur mort ! Cela leur semblait plus moral, car les ogres, par exemple, étaient volontiers anthropophages, ils avaient du mépris pour les êtres humains, ils les enlevaient et les malmenaient, les attrapaient et les asservissaient, tandis que les bons anges leur rendaient toujours service et les aidaient dans leur évolution vers le Bien et le Pur.
En Savoie on était moins hostile aux fées – peut-être parce
qu’on était moins latin, plus gaulois. On avait davantage gardé l’habitude de
les considérer comme des déesses, des anges de l’ancien temps, pas si déchus
que le prétendait saint Augustin. (Joseph de Maistre le critiquait, préférait
Origène.)
Certes, elles n’étaient pas toujours parfaitement
claires, parfois même elles semblaient méchantes, comme ce fut le
cas (nous l’avons vu) de celles de Féternes. Mais à Samoëns, joyau de la verte
vallée du Giffre, on les trouvait bien bonnes, parce qu’elles avaient enseigné
aux hommes la recette du trésor le plus chéri du pays : la tomme !
Oh, la tomme ! Oh, ce fromage qui n’était pas vraiment
un fromage, qui était au-delà de tous les fromages, qui était le vrai aliment
sacré de tous les Giffriotes authentiques ! On la regarde, on la soupèse, on
la tâte – et on entre le couteau dans son enveloppe grise, qui la rend semblable
à la Lune, quand on la regarde de face et qu’on oublie la tranche ! Et
voici ! dedans est une chair crémeuse, d’un blanc tirant sur le blond – et
on s’en coupe un morceau et on le met au bord de son assiette, et puis on la
mange avec tout. Au dessert, on s’empare d’une tige de bois, qu’on plante dans sa
douce et chère mollesse, et on le fait fondre : on fait couler sur le pain
sa chaude tendresse, et on obtient le meilleur mets du monde, ancêtre de toutes
les raclettes et de toutes les fondues dont se repaissent agréablement les
touristes. En oubliant du reste souvent d’y employer la tomme, malheureux qu’ils
sont !
La tomme est un don de la Lune et de ses nymphes. La
montagne, avec sa neige, elle aussi est lunaire : certains ont assuré que
le mont-Blanc était un morceau détaché de l’astre des nuits. C’est d’ailleurs
la vraie raison pour laquelle les fées y sont restées bonnes et puissantes, non
combattues frontalement par les anges des étoiles : ils ne les ont pas
vues comme trop mauvaises. Saint Augustin n’y était jamais venu, il ne pouvait
pas savoir. (Joseph de Maistre en savait plus.) La tomme, essence du pays, est
aussi un morceau scintillant de la chair lunaire rendue accessible aux
estomacs. Le satellite d’argent y effectue constamment une forme de sacrifice
par amour pour l’humanité samoënsienne. Véridique. Vous pouvez y croire.
Or la recette n’en a pas été découverte tant par l’intelligence
humaine que par le don des fées, ainsi que le dit l’histoire.
C’est ce que je vous raconterai la prochaine fois.
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