La recette de la tomme féerique : chapitre 4. La vision de la cascade enchantée
Jacques regardait scintiller une cascade aux rayons de la Lune quand, soudain, une lueur forte lui sembla venir de l’autre côté du rideau d’eau. Il écarquilla les yeux, scruta le point de lumière, et, par-dessus le bruit de la chute, crut entendre un murmure. Une sorte de doux chant se mêlait au son de l’eau qui tombe et s’abat au sol, et voici, Jacques se crut dans un rêve. Les mots semblaient venir de l’écume, et émerger de si loin ! Et pourtant, il les entendait.
Envoûté, il voulut voir qui chantait ainsi, si près de la
cascade – ou bien juste derrière, si une telle chose était possible.
Il se leva, s’approcha, et voici ! sous la chevelure
liquide jaillissant du rocher et que la Lune éclairait, il vit se dégager la
forme d’une femme magnifique – belle, jeune, luisante, et qui, arrachée à la
chute d’eau dont elle semblait sortir, n’avait sur elle aucune goutte.
Tout se passait comme si, au contraire, son corps avait été formé d’une écume
épaissie, ayant pris forme, volume et couleurs ! Elle apparaissait
souplement dans l’écume qui lui servait de couronne, de chevelure, d’aura, de
mandorle !
Jacques reconnut ce qu’on appelle une fée : sa grand-mère,
en présence de sa mère attentive, souvent lui avait souvent dépeint ce qu’il
voyait à présent. Aux soirs d’hiver, en attendant l’heure de dormir, au coin du
feu, alors que la neige tombe ou que le vent souffle, on entend parler de cela,
des sarvants, des spectres, des fées, des vieilles histoires et des légendes de
famille ! Cette fée était grande, fine, et ses yeux brillants semblaient
contenir une vieillesse incroyable, quoiqu’elle eût l’air jeune. Dans sa
chevelure faite d’eau les étoiles se reflétaient, comme si elles y avaient été capturées.
Elle y brillaient, y scintillaient, comme si la fée eût un lien avec elles, et
fût grande comme le ciel. Jacques se frotta les yeux, mais la fée était
toujours là, le regardant, souriant.
Le jeune paysan reçut un coup au cœur, et se mit à trembler.
Mais elle resta silencieuse et immobile, et il se rassura. Comme il était
fortement attiré, il continuait à avancer vers elle. Il trouvait son sourire
ironique, et avait peur qu’elle l’englobât, le broyât – le noyât dans sa grande
chevelure ondoyante et mêlée à la cascade.
Tout proche à présent de ses yeux éclatants, il s’apprêtait
à la toucher, quand, cessant de sourire, la fée, soudain sévère, leva la main,
le laissant à distance. Il se tint coi.
Alors elle lui dit, dans un souffle délicat – et le bruit de
la cascade aux oreilles de Jacques s’arrêta, comme si le temps s’était
arrêté : « Jacques, Jacques, tu es si malheureux ! Et pourtant
tu as l’âme pure. Voici que nous te connaissons depuis bien longtemps. Nous
t’observons, nous te voyons, nous te suivons – et nous avons compassion, oui
nous avons pitié.
« Tu luis, quoique tu ne le voies pas (ni les autres,
autour de toi) : par-delà l’ombre de ton corps ton âme étincelle – car tu
es proche de nous, tu es notre cousin !
« Parmi les hommes mortels nous te regardons comme l’un
des nôtres, notre ambassadeur secret, notre vicaire, notre messager ! Tu
as certainement reçu, d’un lointain ancêtre, le sang féerique – quelque feu tombé
d’un astre, qui, ayant pris forme d’homme, a enfanté, en une fille de la
vallée, la lignée dont tu es issu ! En toi il revit, te rendant étranger
aux tiens – mais non aux miens, béni sois-tu !
« Jacques, Jacques, par cette parenté, et l’amitié
que nous te vouons – voire l’amour que nous avons pour les gens de Samoëns, auxquels
nous nous si souvent mêlés –, nous avons décidé de te faire un don, par lequel
tu apparaîtras, heureux, comme le sauveur de ton village.
« Car nous avons bien remarqué que ta communauté est
pauvre, malingre, qu’elle a bien du mal à se nourrir : la viande lui manque,
le blé lui manque, il lui faut quelque chose de neuf. Il lui faut la chair du
lait !
« Sais-tu ce qu’est la chair du lait ? C’est une
qualité cristallisante qui, descendue de la Lune, concentre en elle ses vertus célestes.
Vous buvez le lait, mangez parfois la crème, mais c’est plus que nous t’offrons
aujourd’hui : c’est la recette du plus pur des fromages, du fromage au-delà
de tous les fromages – de celui qui cristallise le mieux les vertus lunaires !
Dans sa pâte lui l’éther dont la vie a besoin pour sa forme et son rythme. Le
devineras-tu jamais ? Il s’agit de la tomme !
« Car, oui ! c’est ainsi qu’il faudra l’appeler,
c’est le nom sacré qu’il devra recevoir. Mets raffiné, dominateur de tous les
autres, on ne le nomme fromage que par commodité : il est bien davantage,
et seul le mot de tomme peut le nommer correctement. Ce mot émane en effet des
fées elles-mêmes : c’est dans leur langue que ce mets a ce nom. C’est donc
un mot magique.
« Tiens, donc, prends ceci. »
Et voici ! dans la main pure de la fée apparut un petit
rouleau de parchemin. Elle le tendit à Jacques, pour qu’il le prenne – et lui ne
savait que faire.
« Prends-le », répéta-t-elle.
Tremblant, il leva la main pour s’en saisir et, au moment où
il le toucha, une grande lumière vint, qui l’éblouit, et il entendit un coup de
tonnerre.
L’instant d’après, la fée avait disparu, et il était seul,
avec un rouleau de papier en main. Il l’ouvrit, le déroulant, et vit des choses
écrites, mais il n’y comprit rien : il ne reconnaissait pas les mots. Que
fallait-il en faire ? Le jeter comme une tromperie du diable ?
Avait-il ramassé un bout de papier sans s’en apercevoir, avant de rêver qu’une
fée le lui avait donné ?
Il résolut de le garder, et de le montrer à ses parents le
moment venu.
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