La recette de la tomme féerique : chapitre 3. Le doux berger du Fer-à-Cheval

Le secret de la recette de la tomme de Savoie n’a pas été trouvé par l’intelligence : il a été trouvé par un miracle, une grâce – le don d’une fée. Je vais vous raconter comment cela est advenu, conformément à ce qu’en disaient les anciens.

Vous savez que les gens de la vallée du Giffre allaient l’été dans les montagnes – là où personne n’habitait toute l’année parce qu’il y avait trop de neige, trop d’avalanches, que c’était trop dangereux. Les jeunes gens en particulier y étaient envoyés et, loin des prêtres, y nouaient, dit-on, leurs histoires d’amour.

Lorsqu’il marchait dans la vallée de la Maurienne pour se rendre à Turin, le philosophe Jean-Jacques Rousseau imaginait, dans les montagnes environnantes, des cuves de crème et des amants qui s’embrassaient sous les hêtres en chantant des chansons – et  en fait il avait raison, c’est ce que la tradition dit aussi, et qu’à cause de cela les naissances hors mariage étaient très nombreuses en Savoie. On se nourrissait de fromage, on respirait l’air pur, et on faisait l’amour. En général, comme tout le monde se connaissait les mariages n’en étaient pas moins effectués après. On n’y échappait pas, la pression sociale était forte. Quelques pères à venir ont été pendus pour avoir tué leurs maîtresses enceintes, on ne pouvait pas simplement partir et laisser la fille se débrouiller, les gardes eux-mêmes à l’appel des curés pouvaient venir vous saisir et vous emmener à l’autel. Dom Juan n’aurait jamais pu s’en sortir en Savoie, et les nobles ne s’y risquaient pas, les légendes évoquant la mort terrible de certains qui l’avaient tenté, avec précipitation en enfer, étaient vives et fortes, on parlait de nuées de démons engloutissant sous la roche ou les ondes toutes les communautés dont ils étaient les maîtres. Elles étaient rendues, comme dans l’antiquité, collectivement coupables par leurs fautes ! À côté la pièce de Molière sur le séducteur célèbre apparaissait comme bien gentille.

Cependant, tous les jeunes bergers n’avaient pas, en amour, le même succès. Et un jour, l’un d’entre eux, appelé Jacques, laissé seul dans le cirque verdoyant du Fer-à-Cheval, sans bonne amie pour lui tenir compagnie, se tenait sur une pente triste dans la clarté du soir.

Pourquoi n’avait-il pas le même succès que les autres ? Il était frêle, maladroit, rêveur – et, s’il faisait rire et émouvait, on ne le prenait guère au sérieux, il ne suscitait point de désir : seulement de la sympathie.

Aussi, il semblait ne pas s’intéresser sérieusement aux autres : en groupe, loin de briller il ne savait que dire, trouvait peu intéressant ce qui amusait et faisait rire les gens, ne parvenait pas à s’insérer dans leurs conversations – et, quand il s’avisait d’essayer, il mettait les autres mal à l’aise car il ne parlait que de mystères, d’étoiles, d’êtres enchantés qui parcouraient selon lui les prés sous la Lune, de rivières dont il lui avait semblé qu’elles lui avaient murmuré des chants doux, de fleurs qu’il avait entendu gémir quand la chaleur était trop forte et hurler de joie sous la rosée du matin – autant de choses qui lui étaient toutes personnelles, et ne concernaient sinon personne.

Il restait donc seul, car on ne savait pas quoi lui dire, et il était gênant, embarrassant, bizarre.

Il en était triste, mais contemplait les étoiles, les cascades, et songeait à d’autres mondes – surtout quand il regardait, vers l’ouest, où la vallée s’évasait, des couleurs merveilleuses, pleines de feu et d’or, se reflétant sur les rochers et semblant contenir mille êtres beaux à mourir, tentateurs mais splendides. Il éprouvait le désir dangereux de les rejoindre ! puisque la Terre ne lui donnait pas tout ce dont il rêvait – l’amour des autres, et notamment des jeunes filles, qui le dédaignaient, le négligeaient, se détournaient de lui en souriant gênées, quand elles le voyaient arriver avec son bâton et ses génisses qui broutaient.

À suivre.

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