Mythologies prosaïques de Roland Barthes


Il y a un fond naturaliste, dans la philosophie française moderne, qui empêche spontanément de parler des dieux. Mais comme il faut bien, tout de même, aborder les concepts, les philosophes se sont efforcés de donner une nouvelle définition au mot mythe, ou mythologie – valide à leurs yeux, bien qu'ils aient évacué le monde divin. Roland Barthes rappelait précisément que le mythe est un acte de langage, et donc c'est un signe adressé à la collectivité, l'impression de l'humain sur le réel à partir des mots. 

On sent poindre la philosophie de Sartre sur la pensée magique, qu'il étendait à l'ensemble des actes organisateurs du monde. On peut toujours prétendre, de fait, que dès qu'on attribue une organisation au monde, on fait dans la mythologie, car seul un dieu a pu organiser le monde. Sinon, la matière est pure masse informe.

Mais c'est là trop réfléchir, et faire preuve d'une sorte d'intégrisme philosophique. Dans les faits, le locuteur peut penser que les choses sont organisées, sans se référer à un dieu explicitement, ni consciemment – il peut, en un sens, être naïf, et s'exprimer sans mesurer les effets de sa pensée. Il peut donc attribuer au monde des lois mécaniques sans se référer à un législateur. Cela se fait constamment. Et la vérité est qu'on ne peut pas appeler cela de la mythologie, sinon de façon abusive. Car la mythologie consiste à évoquer directement les êtres spirituels ou divins, et non pas seulement à décrire un monde dans lequel un dieu pourrait être intervenu puisqu'il est organisé. Justement, le réalisme consiste à ne pas dire ce qui s'est passé préalablement à l’apparition du monde. La mythologie consiste à l'inverse à dire ce qui s'est passé, ou a pu se passer en amont. C'est tout simple. Et étendre la chose à tout ressortit à une forme d’intégrisme.

À force de refuser de voir Dieu nulle part, les philosophes le voient partout. Ils disent, d'un côté, que la Bible n'a été écrite que par des êtres humains, de l'autre, que la citer manque de neutralité, que c'est une démarche religieuse – tandis que citer Roland Barthes, lui aussi un être humain engagé dans ses idées, ne le serait pas.

Veut-on me dire que Barthes ne fait pas l'objet d'un culte? Mais beaucoup de philosophes se sentent obligés d'adopter ses définitions sans les remettre en question – puisqu'on peut dire, parmi eux, que depuis la parution de ses écrits, on sait que tout est mythologique, que le moindre acte de langage est mythologique, même celui qui n’évoque absolument pas des dieux ou des anges agissant dans la matière – morte ou vivante. Il est, pour ainsi dire, devenu le prophète de l'agnosticisme moderne.

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