Les extraterrestres et les tueurs en série, ou le fantastique américain fondé sur des mécanismes inconnus plutôt que sur des forces morales
Prenons l'exemple le plus caractéristique: les extraterrestres. A tout esprit non prévenu, il est évident qu'ils ont un rapport avec les anges du christianisme. Ou du judaïsme et de l'Islam. Ils viennent du ciel, et ont des résonances morales. Ils viennent pour envahir l'humanité, l'asservir, ou au contraire la faire progresser, la faire évoluer, lui faire franchir de nouveaux paliers dans son devenir cosmique: ils sont anges bénis ou anges déchus, anges ou démons.
La perspective fantastique était d'en faire des phénomènes de l'âme. C'est une perspective surtout européenne: les extraterrestres étaient des doubles, comme le Horla de Maupassant, des manifestations invisibles du psychisme humain. En un sens, en Amérique, ils s'objectivent, en devenant des sortes d'êtres humains d'autres planètes, avec un corps, des machines, et tout le décor habituel des fusées et des cosmonautes. Ils ressemblent parfois à des animaux doués de conscience, comme si l'araignée ou la pieuvre avait pu évoluer sans passer par le stade des mammifères, ou le singe se mettre à parler sans devenir extérieurement humain. On trouve toute sorte d'explications fantaisistes à ces faits inexistants, rappelant Fontenelle et sa dent d'or. Du moment qu'on peut les expliquer de façon apparemment scientifique, le fait devient possible, croit-on!
Cela fait sérieux, mais l'est peu. On entend raconter des histoires de provinciaux américains qui, perdus dans le fin fond du Midwest ou de l'Alaska, pensent avoir été attaqués par des extraterrestres - sans logique, puisqu'en principe ils devraient plutôt s'attaquer à Washington ou New York, comme les terroristes de 2001. En général, ces extraterrestres se sont accompagnés de phénomènes climatiques violents: on les suppose à leur origine.
Mais en toute vraisemblance, ils en sont plutôt la personnification. On prête aisément des intentions aux cyclones, aux tempêtes. On disait donc, aux temps réellement religieux, qu'ils étaient pleins de démons, parfois d'anges envoyés par Dieu pour punir les êtres humains fautifs: on leur donnait une valeur karmique ou providentielle. En tout cas on les personnifiait. L'extraterrestre les personnifie de façon précise, puisqu'il est plus concret, dans ses représentations, que le démon ou l'ange, lesquels demeurent invisibles, et ne sont représentés que par analogie. Mais cela déçoit l'esprit matérialiste qui se prétend scientifique. Ici, une science rationnelle, qui connaît l'être humain, parle simplement de personnification. La science baroque qui fait le fond, justement, de la science-fiction, parlera d'extraterrestres. Science idiote, dénuée de sens commun, mais science quand même, semble-t-il, puisqu'elle s'appuie sur une vision matérialiste du monde!
Cet extraterrestre, quoique comique, garde quelque chose de poétique, de chatoyant, qui le fait toucher au merveilleux. Il rappelle les lutins du folklore. Et certains bons auteurs le lient aux anges: C. S. Lewis le faisait, explicitement. D'autres en font des monstres si épouvantables que leur lien à la fatalité est de nouveau évident: c'est le cas de l'excellent H. P. Lovecraft. D'autres en font des dieux nouveaux assez consciemment, cherchant juste à renouveler les représentations vieilles. C'est le cas de Jack Kirby, avec ses New Gods. Mais les esprits les plus matérialistes et les plus prétendument scientifiques n'aiment pas ces histoires merveilleuses, qui dévoilent le lien des extraterrestres avec l'imaginaire mythologique ancien. Ils préfèrent y croire, au lieu d'admettre qu'ils personnifient les tempêtes, parfois simplement les nuages, voire les rayons du soleil.
Pourquoi? L'imagination se déclenche souvent en relation avec la vie morale profonde de l'être humain. Comme disait l'autre, c'est la mauvaise conscience qui donne corps aux démons. En un autre sens, plus mystique, elle leur ouvre une porte. C'est suggéré, chez Lovecraft, ou Lewis. Sans jamais être trop explicite. La bonne conscience aussi ouvre des portes, bien sûr. La foi au progrès ouvre les portes des extraterrestres bénéfiques, chez Steven Spielberg (avec Close Encounters) et Gene Roddenberry (dans Star Trek). Le cinéma aime ce genre d'orientations. Avec 2001: A Space Odyssey, Stanley Kubrick allait dans le même sens. Son optimisme fait un peu rire, puisque 2001 est plutôt la chute des tours jumelles du World Trade Center de New York que l'installation d'une base lunaire permanente et la rencontre près de Jupiter des entités créatrices de l'humanité. Mais il est symptomatique.
A vrai dire, le démon qui vit dans la sphère quotidienne et prend l'apparence d'un horrible tueur est également monnaie courante, dans l'imaginaire américain. De même que les cyclones sont nombreux en Amérique du Nord, de même, la violence est grande parmi les êtres humains qui au fond respirent l'air même des cyclones. Mon idée, dont on rira, est que si l'air même qu'on respire tend à être agité, l'organisme lui-même tendra à s'agiter. C'est dans l'air: il a une qualité. Qu'elle émane de conditions mécaniques de température ou de volontés démoniques cachées n'est pas la question. L'être humain est plus lié qu'on croit à son environnement.
Cependant, le matérialisme tendra quand même à se représenter à l'excès des déments capables de tous les meurtres, s'imaginera en avoir rencontré, confondant le cinéma avec le réel. Il y a une sorte de tension émotionnelle entretenue par l'imagination de forces maléfiques planant dans l'atmosphère voire parmi certains astres, mais placée dans la société des êtres humains, en particulier américaine. En un sens, c'est rassurant: si le problème est circonscrit à des cerveaux, il est plus facile à résoudre. Mais il dit aussi que l'autre sens est sujet au mal, puisqu'on pense toujours penser normalement. C'est au fond une autre manière d'enfouir sa mauvaise conscience, au-delà de la tendance persistante à imaginer, au fond naturelle.
Peut-être d'ailleurs, paradoxalement, d'autant plus vive en Amérique que, précisément, l'air qui respire est agité: il soulève aisément les images du subconscient. C'est une hypothèse que je formule. Mais globalement ces images du subconscient sont mal appréhendées, mal comprises. Au lieu d'être perçues comme issues de pressentiments de forces invisibles, comme le vrai poète croit qu'elles sont, elles sont prises comme des possibilités physiques, littéralement. Au lieu d'être perçues comme symboles d'idées vivantes qu'on pressent, au lieu d'être senties comme figures analogiques du monde des vents dont on ne voit pas les formes, elles sont supposées vraies du moment qu'elles se revêtent de mécanismes, qui les transposent dans l'espace physique.
Or, la vie morale ne s'y trouve pas, mais elle se trouve bien dans le fond de l'âme dont ces images émanent, qu'on ait peur d'un je ne sais quel destin obscur, ou qu'on ait foi en quelque devenir étrange. Sous ce rapport, le lien à la religion existe, en ce que la religion suppose que selon la qualité des actions, voire des pensées et des paroles, on tend à s'acquérir un beau ou un mauvais karma. Il y a là un pressentiment de l'avenir, qui est aussi l'ange et le démon qui attendent, selon les actions effectuées, le sujet à la fin de sa vie. Ou dans sa vie future. Je ne dis pas cela pour effrayer, mais pour expliquer.
Pour expliquer qu'un phénomène climatique ou psychologique est soit neutre moralement, purement mécanique, soit est imprégné de forces morales cachées, qu'on établit imaginativement ou analogiquement, à la façon des poètes. Ou des prophètes. Les évangélistes croyaient avoir entendu Dieu, dans un tonnerre. Mais parler d'extraterrestres ou plus généralement de paranormal, avouons-le, est un peu noyer le poisson: c'est réinterpréter sa peur en la projetant sur la matière. Cela a peu de sens. Elle vient de soi, avant tout.

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