Un mouvement esthétique révolutionnaire est né: la Guilde des Poètes féeriques de Savoie

Depuis le surréalisme, on n'avait pas vu, dans l'espace francophone, de véritable mouvement esthétique nouveau. Ou plutôt, on n'en avait pas vu qui plaçât le principe poétique au pinacle. Car on peut dire que, à la suite du surréalisme, on a vu apparaître l'existentialisme, mais c'était surtout un principe qui plaçait la philosophie au sommet de la littérature - conformément, quoi qu'on en dise, à la logique étatique, à la forme des institutions françaises, qui qualifie d'élite des élites les anciens élèves de philosophie de l'Ecole Normale Supérieure. Le mouvement du Nouveau Roman était sous l'influence de l'existentialisme et de sa phénoménologie, il faisait tendre les récits de fiction au naturalisme absolu, ce qu'avait combattu le Manifeste du surréalisme d'André Breton. A raison, il disait que cela ne plaçait pas la poésie au fondement. L'art en est pour cela trop réflexif.

Une poésie plus grande s'est aperçue dans un mouvement méprisé des élites - mais qui peut-être, sur le long terme, apparaîtra comme esthétiquement plus important que l'existentialisme: la science-fiction. Il est vrai que lui accorder de l'importance est désobligeant pour la Nation: autant les philosophes français ont eu un prestige immense dans le monde, et notamment en Amérique, autant les auteurs français de science-fiction étaient globalement, à l'inverse, soumis à l'influence américaine, dépendants de la production de la culture populaire américaine - si dynamique, parce qu'elle profite du libéralisme économique, de la fluidité du marché y compris dans ce qu'on pourrait nommer l'industrie du loisir.

On a bien admis, sans doute, que Philippe Curval, Stefan Wul, Moebius, Philippe Druillet avaient une originalité typiquement française - une tendance à la fantaisie qui était l'héritière, souvent revendiquée, du surréalisme: Philippe Curval s'en réclamait explicitement, Stefan Wul s'appuyait sur Arthur Rimbaud et son bateau ivre, Gérard Klein, plus classique, sur Jean Racine et son intériorisation des mythes. Mais les références de ces auteurs sinon étaient américaines - notamment lorsqu'il s'agissait de littérature contemporaine, et Gérard Klein même aimait surtout à citer Frank Herbert, Ursula Le Guin, grands représentants de la science-fiction américaine progressiste. L'influence d'Isaac Asimov était évidente sur tous, et jusqu'aux Anglais n'arrivaient en France qu'après avoir été consacrés aux Etats-Unis.

Et puis il y avait dans la science-fiction française des restrictions curieuses, agaçantes, à certains égards antipoétiques: il fallait que l'imagination se soumette à des théories scientifiques avérées. C'est à dire à une production intellectuelle abstraite, réalisée sans souci esthétique - et c'était mettre la pensée théorique une fois de plus au-dessus de la poésie. Même en Amérique, on ne le faisait pas: H. P. Lovecraft se pensait d'abord poète - et de toute façon dans un marché de la science-fiction libre, et ne dépendant que de la vente de la production effective, on pouvait trouver toute sorte d'idées mystiques interdites en France. Isaac Asimov ne se gênait pas, lui-même, pour affirmer qu'au-delà de tout mécanisme ou de toute technologie la galaxie avait une conscience invisible libre et pure - au fond divine.

Il n'en reste pas moins que l'imagination de la science-fiction française est riche et belle, poétique et profonde, et qu'on reconnaîtra un jour prochain l'excellence voire la grandeur des auteurs que j'ai cités - sans oublier Michel Jeury, que je n'ai pas cité. Il a écrit de merveilleuses choses. Gérard Klein a écrit des nouvelles d'une beauté majestueuse. C'était un grand, même s'il subordonnait l'imagination interstellaire à la conquête spatiale physique.

Cela faisait longtemps que je cherchais le moyen de remédier à cette subordination de la poésie à la technologie, et j'ai eu, dernièrement, l'idée de créer un mouvement propre, appelé Guilde des Poètes féeriques de Savoie: il défend le merveilleux en art. La poésie y symbolise l'art en général - incluant la peinture, la sculpture, les récits, et même la philosophie. La féerie y symbolise le merveilleux au sens très large où l'entendait André Breton - qui, y intégrant Le Moine de M. G. Lewis, ne faisait pas, comme Tzvetan Todorov, de différence avec le fantastique. Quant à la Savoie, que symbolise-t-elle? Le refus de limiter le merveilleux au rationalisme, comme le fait la science-fiction. Car la Savoie, pays conservateur, cultive, encore aujourd'hui, un merveilleux qui a souvent des accointances avec le religieux, le mystique - qui en tout cas ne voit là aucune frontière devant laquelle le féerique, c'est à dire l'imagination, devrait s'arrêter. 

A l'exemple de J. R. R. Tolkien, qui faisait du récit évangélique le conte de fées par excellence, j'ai remarqué que les Savoyards du XIXe siècle (et jusqu'à ceux d'aujourd'hui) n'étaient pas gênés par d'éventuels liens avec la tradition religieuse. Elle n'est d'ailleurs plus une obligation, donc tout le monde est content. Car je suis bien conscient que les autorités ecclésiastiques haïssaient le merveilleux de Lamartine, Vigny et Hugo comme non conforme, et il ne saurait pas être question de ne défendre que le merveilleux catholique traditionnel.

Curieusement, les auteurs savoyards, même quand ils déviaient, n'étaient pas attaqués par les prêtres, qui voyaient dans le merveilleux, s'il était modéré par l'intelligence, toujours plus ou moins un moyen de dégager l'âme des basses choses terrestres: c'était, en effet, la doctrine de leur maître François de Sales. Il pensait que l'imagination des anges, dans la mesure où elle était conforme à la doctrine catholique, était utile pour élever l'âme à Dieu. Cependant, cette conformité n'est pas impliquée par l'allusion à la Savoie, puisque c'est celle de 2025, partie intégrante de la France laïque et républicaine.

On dira que la tendance persistera. Peut-être. L'agnosticisme persistait dans le surréalisme, malgré le désir sincère d'André Breton de s'affranchir de tout. Et sa théorie des Grands Transparents en a inquiété plus d'un, qui y voyaient des liens avec la science des anges: ces êtres évanescents pouvaient toujours être intégrés à l'angélologie mystique, dans la mesure où le corps magnétique que Breton leur attribuait n'était pas exclu par une mise en relation entre les concepts théologiques et les sciences naturelles. On doit se souvenir que saint Augustin, pour parler de l'âme (et donc des anges), rappelait que la chaleur, plus légère que l'air, montait naturellement vers le ciel. Des Grands Transparents dont le corps eût été de feu se seraient bien recoupés avec les idées de saint Augustin. Il suffisait d'appeler feu une énergie quelconque découverte par la science expérimentale, et le tour était joué, la collusion apparente.

Charles Duits, génial disciple d'André Breton, sans doute parce qu'il était américain (quoique francophone), franchit le pas: sa mère, puritaine, gardait des bibles à la maison qu'un jour le jeune Charles ouvrit - et soudain les Grands Transparents prirent chez lui le nom de Maison Royale: il entendait, par là, des êtres purement spirituels, sorte de hiérarchie angélique. Le lien avait été établi par André Breton lui-même dans Arcane 17, avec l'idée de la France comme Maison Animique. Or, il a été démontré que Breton assimilait aux Grands Transparents ce qu'autrefois on appelait le génie de Paris au sens littéral - c'est à dire celui du peuple français, dont Joseph de Maistre avait déclaré qu'il n'était pas une simple métaphore: la boucle était bouclée. Dans les hautes sphères de l'esprit, éviter tout lien avec la Bible et la mythologie chrétienne était simplement impossible. Au reste, l'idée d'un génie de cité venait de l'ancienne Rome, et, après l'avoir combattue, les chrétiens se sont contentés de dire, notamment avec Origène, qu'il s'agissait en fait d'un ange...

Il ne s'agit pas de rester en Savoie: certes non. Il s'agit, par elle, de signifier le refus du dogme rationaliste qui a succédé, comme le disait d'ailleurs Victor Hugo, au dogme religieux. La poésie ne saurait s'en embarrasser. Nous verrons bien si, dans cent ans, un dogme mystique quelconque (catholique, islamique, anthroposophique ou autre) entend empêcher la Guilde des Poètes féeriques de Savoie de voler librement dans les airs de l'inspiration. Alors peut-être il faudra changer de nom. Pour le moment, on en est loin, et la Guilde des Poètes féeriques de Savoie est le nom idéal pour ce dont il s'agit. J'invite donc le lecteur à s'y intéresser de tout près.

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