L'art est-il un surgissement du chaos intime? Réflexion sur l'évolution esthétique occidentale
L'art moderne se définit donc par la pureté transparente de l'inconscient humain rendu par des formes accessibles aux sens. Les tableaux les plus chers, notamment aux Etats-Unis, renvoient et correspondent à cette idée - qui elle-même renvoie, au fond, à une aristocratie. Car comment distinguer cette fulgurance artistique de l'art brut? Ce dernier émane de fous qui, eux aussi, ont déréglé leurs sens et livré leur spontanéité pure. La différence est que l'aristocratie le fait volontairement, en assumant la doctrine implicite - en dévoilant par réfraction la conscience théorique de la méthode -, tandis que l'art brut reste émané de la vie psychique en deçà de l’intellectualité. Dès lors, l'art servant de modèle est celui des intellectuels qui s'abandonnent au chaos de leur âme, aux aristocrates qui jouent aux primitifs face à leurs toiles.
En ce sens, il se recoupe avec la classe de gens qui, depuis leur intellect raffiné, épouse la cause du peuple et réclame l'égalité - tout en se posant comme les directeurs de l'organisation nouvelle à créer, et donc tout en rendant impossible, à leur propre profit, leur projet. C'est le drame des régimes socialistes à travers le monde, et des communautés intellectuelles occidentales qui, en réalité, assimilent leur générosité théorique à une marque d'aristocratie, leur égalitarisme au mérite, leur sens du progrès à la justification de leur domination.
Cependant, il est curieux que, implicitement, on admette que les symboles anciens aient reçu leur forme d'une divinité. Car enfin, si ce n'était pas le cas, pourquoi l'imaginaire spontané de notre temps ne pourrait pas, lui aussi, se déployer en symboles? en mythes? On assimile volontiers le surréalisme à l'automatisme volontaire - à cette spontanéité délibérée, et consciente d'elle-même, de la classe intellectuelle. Le malheur de l'art occidental actuel est qu'en réalité André Breton est allé beaucoup plus loin. En quelque sorte, l'art tel qu'il triomphe aux Etats-Unis, avec Cy Twombly ou Jackson Pollock, n'a épousé que la première phase de la voie surréaliste - et s'en est naïvement contenté.
Car André Breton surprend les intellectuels dominants d'aujourd'hui lorsqu'on cite de lui son éloge du merveilleux contre le naturalisme. Qu'il condamne les religions antérieures ne signifie aucunement qu'il rejette toute forme d'organisation imaginative - notamment lorsqu'elle est affranchie des dogmes. Il n'en est pas ainsi: il a clairement parlé de la possibilité de mythes nouveaux. Il en a donné un exemple célèbre, et maudit de la classe intellectuelle, par son hypothèse des Grands Transparents.
On peut le lire attentivement: il n'excluait nullement que le chaos apparent se réorganise de lui-même par la force inhérente à l'imagination. Dans l'énigme du chaos, les plantes peuvent réapparaître, avec des formes connues ou inconnues. L'important est qu'elle ne soit pas une plante mise sous verre, en métal ou en cristal, comme elle l'était encore dans le symbolisme ou chez les Parnassiens. La vie a une organisation qui n'est pas illusoire, la forme de la fleur surgit du néant chaque année. Et si l'être humain se met en communion, par son affranchissement de tout concept préétabli, que trouve-t-il? Comment son imaginaire allumé, éveillé, excité, stimulé, s'organisera-t-il? Il créera une forme fleurie, c'est à dire un mythe nouveau.
Car il ne restera pas dans le chaos: c'est faux. Entre le chaos apparent de la terre morte, faite de graines asséchées et éparses sous le ciel d'hiver, d'une part; et l'organisation rationnelle, géométrique, des bâtiments de New York demeurant les mêmes hiver comme été, d'autre part; entre les deux, dis-je, il y a simplement la forme des fleurs annuelles, celles du printemps, et des fruits annuels, ceux de l'automne! Or, c'est en réalité là que se situe l'art. Pas ailleurs.
Même consciemment préparé, le chaos transmis sur la toile n'est qu'un témoignage aristocratique de la vie psychique humaine; l'art brut en est un plébéien. Mais qu'importe? L'art n'est pas témoignage - il est, comme la fleur née de la plante qui a germé d'une graine où on ne peut rien distinguer d'organisé, création. On reconnaît le grand artiste, ou le grand poète à ceci: il a créé un mythe nouveau. Il n'est ni dans les prémices chaotiques du mythe, ni dans la reprise figée du symbole; il n'est ni avant, ni après: il est pendant.
En d'autres termes, l'art est l'alliage subtil de l'imagination spontanée et de l'organisation pensée. Il ne pense pas de l'extérieur, pour soumettre l'imaginaire à une idée. Car ici ce serait un art religieux, ou allégorique, qui ne donne jamais sa pleine mesure esthétique, qui n'est art que comme technique symbolique. Mais il ne laisse pas non plus la pensée en dehors du processus, se contentant d'observer avec satisfaction et avec en réalité infiniment de vanité le surgissement des profondeurs de l'âme aristocratique de l'artiste ou du poète approuvé par la critique bourgeoise. Il est encore autre chose: il est la pensée qui se lie comme un fil qui tourne et ondoie à l'image qui elle aussi tourne et ondoie, pour créer finalement la fleur et le fruit du symbole et du mythe - mais nouveaux, apparus seulement ce printemps, et cet automne.
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