Humanisme et imagination: quel amour de l'humanité demeurera à celui qui rejette une de ses facultés spontanées?
On peut ainsi étudier les imaginations des visionnaires et des hallucinés. On peut affirmer que l'imagination n'est pas la connaissance, puisque, contrairement aux perceptions sensibles qui viennent du monde extérieur, elle fait émaner de l'intériorité subjective ses perceptions spéculatives: on peut affirmer que l'imagination dévoie la science et même la philosophie, comme le faisait Spinoza lorsqu'il se moquait de ceux qui croyaient à l'harmonie des sphères. De fait, la pure logique qu'il pratiquait dans ses livres peut être gênée par de telles idées nées du sentiment d'admiration des cieux, et sa simple pratique de fabricant de verres (puisqu'il vivait de cela) n'a pas besoin du tout de l'imagination.
Mais alors, l'Homme est-il défectueux? Car son imagination est spontanée: chaque nuit, il rêve, et le jour même ses rêves enfouis sous la lumière physique se mêlent à ses perceptions. Il ne l'a jamais provoquée. Il a toujours vécu ainsi. Il est né ainsi. La nature l'aurait donc fait idiot, diabolique, criminel? Quel humanisme, s'appuyant sur Spinoza, Descartes, ou la philosophie des Lumières qui comme eux se moquait de l'imagination, peut prétendre aimer l'humanité, s'il considère que l'imagination est soit mauvaise, soit idiote - inepte?
Ne soyons pas hypocrites: celui qui n'aime pas l'imagination ne peut pas aimer l'être humain. Il l'aime seulement tel qu'il le rêve! Il est d'emblée dans l'hallucination intellectuelle. L'être humain qu'il aime n'existe absolument pas: l'être humain réel est imaginatif, il l'est spontanément!
Peu de philosophes ou de théologiens ont essayé de comprendre la fonction de la faculté imaginative: en quoi elle manifeste une évolution de l'être humain qui lui fait honneur - au lieu de le condamner dans sa nature foncièrement rêveuse. La plupart ont récriminé, disant l'imagination mauvaise - comme si on pouvait leur répliquer: Non, le cerveau est mauvais. Ou comme si on pouvait répliquer aux techniciens, qui trouvent en général l'imagination futile et inutile: Non, c'est la main qui est mauvaise! Malheur au poète qui agira ainsi: on le brûlera, si on est philosophe, on le battra à mort, si on est technicien. Et en un sens ce n'est pas illégitime: il est entendu que la raison et la main sont des facultés bonnes en soi.
Mais l'imagination aussi. D'un certain point de vue, les philosophes et théologiens qui l'ont rejetée a priori ont tous un problème d'ordre pathologique: même Spinoza. Ils se haïssent eux-mêmes: ils ont peur de ce qu'ils sont réellement.
On ne peut donc pas leur faire confiance, et il faut chercher les philosophes et les théologiens qui sont partis du principe que l'imagination était une faculté positive de l'être humain - si, comme le cerveau qui peut penser mal, ou la main qui peut tuer, l'imagination peut aussi rendre fou.
Le vrai problème est de savoir comment l'employer d'une façon appropriée. Car elle est faite pour servir l'humanité, non pour la desservir. La science-fiction a constamment rappelé qu'elle devait soutenir la recherche fondamentale, et se mettre au service de la rationalité scientifique. C'est son salut, en quelque sorte: sa rédemption. Ses hypothèses hardies nourrissent la réflexion théorique, ses projections futuristes motivent les ingénieurs, ses rêves stimulent l'adhésion populaire. Soit. Mais n'est-ce pas être timide? Être assujetti? Protester que l'imagination se mettra au service des autres activités humaines plus importantes est gentil, mais infantile.
Je me souviens d'un débat privé que j'ai eu avec l'excellent écrivain de science-fiction Gérard Klein. Comme il regrettait, vers 1990, qu'on n'explore plus guère l'espace, je lui ai dit, m'appuyant sur certains de ses écrits vantant l'imagination émancipée, que, comme Dante, on pouvait aller dans les étoiles en rêve. Il m'a répondu: Ne vous inquiétez pas, l'armée américaine va vite lancer de nouvelles fusées dans l'espace! Soit. Mais l'imagination a sa valeur propre, indépendamment des services qu'elle peut rendre aux autres: c'est ce que la science-fiction n'a pas assez compris.
Car enfin, les grandes œuvres littéraires et artistiques se reconnaissent à la qualité de l'imagination déployée - et prétendre que l'art peut se passer d'imagination est en réalité être un ennemi de l'art. L'imagination ne se déploie pas toujours de façon intrinsèquement qualitative: elle peut être pauvre ou chaotique. Pauvre dans le cas du naturalisme, chaotique dans le cas du surréalisme, si on résume. Mais on reconnaît la qualité de l'imagination de Dante à ceci, qu'elle n'est ni pauvre ni chaotique. Le défi jeté à l'artiste est bien de créer une imagination à la fois riche et ordonnée. C'est à cela qu'on reconnaît l'art d'Homère, ou des grandes épopées asiatiques.
Mais dans quel but? demandera-t-on. Celui du plaisir, déjà: la fonction de l'art qui se rapporte à la technique est qu'il donne du plaisir. Il occupe les loisirs. Et on sait que l'imagination riche et ordonnée en donne, on l'observe dans la production cinématographique américaine, qui suscite l'engouement, que le public goûte. De quoi est fait ce plaisir? Je le dirai plus tard.
Il y a un autre but, se rapportant à la philosophie: l'imagination donne à voir l'invisible. François de Sales le disait sous cette forme: l'imagination a été donnée à l'être humain par Dieu afin qu'on se représente ses bienfaits. L'action divine est en soi invisible, puisqu'elle est spirituelle. Mais, en réalité, pour François de Sales, elle explique la nature: les mécanismes qui semblent expliquer les phénomènes sont maniés par un être. Pour son disciple Joseph de Maistre, l'imagination explique l'évolution historique. Les mécanismes peuvent bien en être trouvés: mais au-delà se trouve un sens, qu'on ne peut se représenter qu'imaginativement.
On touche donc par là à la connaissance: à la philosophie, à la théologie. Homère pensait réellement décrire l'action des dieux, que par ailleurs on vénérait - et sur lesquels, par ailleurs, on réfléchissait.
Plus près de nous, le philosophe Owen Barfield, disciple de Rudolf Steiner et inspirateur de J. R. R. Tolkien, disait bien que l'imagination poétique informait sur les profondeurs de l'être et du monde inaccessibles à la raison.
Un bon philosophe intègre forcément l'imagination dans sa réflexion positive, cherche forcément à quoi elle sert, en quoi elle est bonne - puisqu'elle est spontanée. Sinon, il n'est pas humaniste! S'il a peur de ce qu'elle montre, manifeste, ou hait le plaisir qu'elle donne, il est bien un ennemi de l'humanité telle qu'elle est vraiment.
Le plaisir de l'imagination à la fois riche et ordonnée des grandes œuvres d'art vient de ceci: le monde de l'âme est agréable, léger, chaud, frais, et l'imagination le donne à saisir. Il s'apparente en réalité à la vie, et on aime être vivant. A un niveau théologique, il reflète la volonté divine, qui est fondamentalement bonne. Donc il est agréable, même quand il montre des malheurs, parce que la Providence agit mystérieusement pour le bien de tous, sur le long terme. La structure des contes le dit assez. Le purgatoire de Dante prépare bien au paradis.
L'art fondé sur l'imagination est donc à la fois la technique d'un plaisir indispensable, allégeant des peines du quotidien - et le secret d'une compréhension du monde qui va au-delà des mécanismes apparents. De même qu'au-delà de la nourriture, agréable à mettre dans la bouche, il y a les plaisirs des spectacles; de même, au-delà de la science des mécanismes, nécessaire à l'amélioration de la vie terrestre, il y a l'intelligence plus profonde de l'univers, apaisante à un niveau supérieur pour la conscience humaine. Sans l'imagination liée dans l'art à l'énergie créatrice, on n'obtient pas réellement ces résultats.
L'art est d'abord une énergie imaginative qui s'ordonne. J'y reviendrai une autre fois.
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