Un baptême à l'âge adulte: les plaisirs du catholicisme imaginatif

Mes parents ne m'ont pas fait baptiser, quand j'étais petit: ils étaient athées. Eux avaient été baptisés; mais ils n'y croyaient plus et, même, cela leur semblait ridicule: ils trouvaient le catholicisme absurde. Pourtant, dans leurs familles respectives, les auteurs catholiques avaient été volontiers appréciés: une génération éduquée selon les principes de l'agnosticisme était apparue, et avait changé de forme culturelle.

Mon grand-père paternel, Savoyard mystique, avait une bibliothèque riche en volumes spécialisés. On y trouvait les grands auteurs savoyards catholiques que sont François de Sales et Joseph de Maistre, les préférés de mon aïeul. Mais on y trouvait aussi la Bible en français, l'Imitation de Jésus-Christ de Thomas A Kempis en petit volume pour servir de méditation quotidienne, et l'Enchiridion, livre d'occultisme catholique réputé maîtriser les éléments et les choses de la vie grâce à des formules et prières en latin, et attribué par la légende à Charlemagne. J'ai lu tout cela, en piochant dans la bibliothèque de mon grand-père. 

Ses origines savoyardes le portaient néanmoins à une sorte de mysticisme naturaliste, à la religion naturelle de Jean-Jacques Rousseau: il adorait la belle mais hérétique Profession de Foi du Vicaire savoyard, dans laquelle le philosophe genevois assure qu'en observant la Nature selon le principe d'analogie on peut établir que l'être humain n'étant pas différent du reste de l'univers et ayant la capacité de bouger son bras à volonté, tout mouvement émane en principe d'une volonté connue ou inconnue - reflet de l'Être suprême comme volonté ultime, finale, initiale et totale. De fait, les matérialistes postulent des mécanismes autonomes pour l'infiniment grand ou l'infiniment petit, mais, à l'échelle humaine, ils n'existent absolument pas, aucune machine n'a jamais marché toute seule. Le mouvement autonome émane du vivant, et donc d'une volonté.

Mon grand-père admirait aussi la poésie d'Alphonse de Lamartine, qui avait en quelque sorte mis en vers la philosophie de Rousseau, et qui en avait renforcé le lien avec la Savoie, les montagnes, les Alpes: il avait Jocelyn, chez lui, et je l'ai lu assez tôt, avec des extraits et l'argument de La Chute d'un ange. Il avait, également, les Harmonies poétiques et religieuses, si détestées à leur parution, mais que lui bien sûr vénérait.

Du côté de ma mère, on n'était pas savoyard du tout. Ma grand-mère avait des origines juives mais son père s'était sincèrement converti au catholicisme, et elle en gardait une impression profonde. Elle m'a offert, un jour, les œuvres complètes de Pierre Teilhard de Chardin, significativement plus moderne que les écrivains admirés par mon grand-père savoyard. Je les ai lues, et beaucoup aimées. Il attribuait une ébauche de psychisme même aux plantes et aux pierres pour expliquer leurs mouvements autonomes, rejetant en réalité l'idée de machine universelle, et plaçant le Christ au bout de l'évolution terrestre et humaine. C'était magnifique, imaginatif, et avait des liens avec la science-fiction anglophone que, par ailleurs, conformément aux tendances de ma propre génération, je pratiquais - avec Isaac Asimov, Arthur C. Clarke, Olaf Stapledon, tant d'autres. 

Il y avait même peut-être, dans l'idée d'un âge d'or à venir, une secrète relation avec le Talmud. Elle n'a cependant jamais été explicite, chez ma grand-mère, même si elle vénérait une intellectualité imprégnée de mysticisme comme était celle de Teilhard de Chardin - et n'aimait pas beaucoup la voie mystique, fondée sur le cœur, des Savoyards dont était issu son gendre. Pour moi, j'aimais les deux, j'essayais simplement de trouver des liens, de voir comment on pouvait avoir une vision globale qui participât de la synthèse: de distinguer ce qui tenait au cerveau, ce qui tenait au cœur, ce qui tenait à l'instinct - et d'y déceler la lumière, la chaleur, la vie. Trois choses différentes, mais qui ne se contredisent pas !

En tout cas, même si ces auteurs pouvaient être déviants, marginaux voire hérétiques, je les aimais tous beaucoup - et, nourri notamment des méditations pleines d'anges de François de Sales, je décidai de me convertir et de demander le baptême au sein de l'Eglise catholique. J'ai alors découvert un catholicisme plus froid, plus moral, moins imaginatif, moins poétique que celui de François de Sales - et, comme je considérais que la morale en soi était déjà présente chez les anciens Romains sans avoir besoin de christianisme, je m'en suis détaché. Car je cultivais aussi l'ancienne poésie latine, que j'aime profondément. Il y a des liens réels, de mon point de vue, entre Cicéron et Pierre Teilhard de Chardin. Le lien avec les Savoyards apparaît moins: ils doivent plus aux traditions celtiques ou orientales, je pense.

Pour moi le catholicisme vient surtout de l'ancienne Rome, et de la latinité. Il n'est pas une religion artificiellement imposée, comme on le prétend souvent, mais la religion naturelle des peuples latins. Il est leur culture. Leur imagination spontanée s'exprime de cette façon, par le culte des saints, surmontés d'anges abstraits. C'est déjà ce qu'on trouve dans l'ancienne tradition romaine. Ne pas le voir est être aveugle. Le christianisme a rénové, ravivé, cette ancienne romanité, mais ne l'a pas radicalement changée. Or, le français vient bien du latin, les Gaulois ont bien été romanisés, les Francs ont cherché eux-mêmes cette latinisation de leur peuple.

Le merveilleux s'exprime, dans les pays latins, par ce qu'on trouve par ailleurs dans la mythologie catholique, pas aussi factice que le prétendent ceux qui ne voient pas cela. Elle a sa part de vérité, surtout bien sûr quand elle se lie à la Bible et à la tradition juive. Ce qui a historiquement permis ce lien, c'est Jésus-Christ. Cela relève de l'évidence. Je ne vois rien là qui donne lieu à se plaindre ou à récriminer: les écrits chrétiens de l'ancienne Gaule, laquelle parlait et écrivait latin, sont en quelque sorte des fondements mythologiques, pour la France elle-même: l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours est fondatrice. Elle est une sorte d'épopée, reflétée ensuite dans les autres textes latins, notamment carolingiens d'Eginhard, d'Ermold le Noir, d'Abbon. Puis dans les chansons de geste en ancien français, avec les aventures carolingiennes de Charlemagne, Roland, Guillaume, Huon, tant d'autres. On ne peut pas réellement se passer de cela, si on veut comprendre la France et même y vivre.

Il ne s'agit pas, bien sûr, de dire que la France n'est que cela: pas du tout. D'autres courants l'ont traversée, parfois antagonistes, et ils se sont avérés très féconds aussi, à l'occasion. Le problème, d'un point de vue culturel, littéraire et poétique, est l'antagonisme, qui est purement politique: les courants culturels sont représentés par des gens qui tendent à vouloir passer pour plus légitimement à la tête de la république que les autres. Le courant catholique n'est pas exclu de ce défaut, bien sûr, mais cela ne justifie absolument pas qu'un courant antagoniste ou un autre fasse de même.

Certains peuvent y voir des avantages politiques: il faut bien qu'un noyau dur dirige l'ensemble, sinon on ne s'accordera jamais. C'est possible, mais, d'un point de vue culturel, c'est mortifère, et donc, d'un point de vue politique, c'est destructeur sur le long terme - car c'est la vie culturelle qui, en profondeur, fonde la vie politique. L'idée d'un noyau directeur ne vaut qu'à court terme: sur le long terme, elle est dangereuse. 

Car, dans le monde spirituel, il n'y a aucun antagonisme entre les prêtres et les philosophes: ce n'est pas vrai. C'est là pure fable. Dans les cercles célestes, on trouve aussi bien des prêtres que des philosophes, de façon complètement indifférenciée. En quelque sorte, l'Être suprême se moque de ces catégories humaines. Il ne fait que soupirer en entendant des voix terrestres qui croient qu'elles sont importantes. Pour les anges mêmes, elles ne sont que fumée: ils n'y voient que vanité - ou plutôt ils n'y voient rien, ce n'est pour eux qu'ombre.

Cela me rappelle une blague de Boccace. Deux amis s'amusaient à coucher avec leurs commères, c'est à dire des femmes marraines de leurs enfants - ce qui, dans le catholicisme médiéval, était considéré comme un péché mortel: car la paternité et la maternité créées spirituellement par l'Eglise étaient considérées comme réelles, et donc il s'agissait d'incestes. Les deux amis s'inquiètent, ils pensent à l'enfer, et ils décident que le premier qui mourra reviendra dire à l'autre comment cela se passe de l'autre côté. L'un des deux meurt et apparaît en rêve à son ami: il lui présente, comme promis, les choses - et le fait à peu près comme Dante dans sa Divine Comédie. Mais le vivant demande: Et pour cette histoire de péché mortel commis avec la commère, qu'en est-il? Le mort répond: Bah, personne ne se soucie de ça ici, c'est ridicule.

Il en va de même des catégories dites culturelles: elles sont factices. Celui qui comme a tenté de le faire Lamartine pourra voir l'être réel qui est derrière à la fois la sainte Vierge protectrice du royaume de France, sainte Geneviève protectrice de la capitale de la France, et Marianne allégorie de la République triomphante, celui-là saura que les différences ne se déploient qu'à un niveau élémentaire inférieur, n'ayant pas de véritable portée. Il ne s'agit, dit plus simplement, que d'apparences. L'important est de voir ce qui se tient derrière; et cela, seul le poète le peut, s'il est libre de tout dogme, de tout préjugé. 

C'est ce que je pense et donc, je reste très content d'avoir reçu le baptême à l'âge adulte, même si je me suis senti libre de continuer à aimer des écrivains hérétiques, ou à développer des imaginations non répertoriées dans la Bible. C'est ainsi, je ne vis pas, pour ma part, dans l'antagonisme, puisqu'il n'y en a pas réellement dans les astres, mes personnages préférés.

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