Le mystère de Ramiel: une histoire énigmatique, VIII. la légende de Viuz en Sallaz, villégiature de saint François de Sales

(Je disais, dans le dernier épisode de cette série relancée, que j’avais eu une vision d’un monstre vampirisant Ramiel de Saint-Génys au moyen de tentacules de ténèbres, et que, épouvanté, je m’étais enfui sans payer du restaurant où nous nous étions trouvés tous les deux.) 

J’habitais alors à Viuz en Sallaz, dans le département français de Haute-Savoie. Village tranquille de l’ancienne seigneurie du Faucigny, il avait été placé sur une colline devant le massif des Brasses – au pied duquel, donc, son église néoclassique élançait son clocher : elle-même massive, elle avait été bâtie sous les rois de Sardaigne voulant faire triompher à nouveau la religion après l’intermède révolutionnaire. On dit que ce village était une métamorphose de Ville en Sallaz, localité sise en contrebas, au fond du creux, et datant des anciens Romains : on avait retrouvé les ruines de la villa qui lui avait donné son nom. Mais, après la chute de l’empire romain, on avait rebâti le village plus haut.

L’endroit est stratégique : il y a là un carrefour. La principale route est celle qui va de Samoëns à Annemasse, d’est en ouest. Il s’agit de la partie septentrionale du Faucigny, baronnie émanée du comté de Genève. Une route plus petite et plus ondoyante emmène vers le sud au village de Faucigny, où se dressait le premier château des sires : on en voit les ruines, dominant la vallée de l’Arve en contrebas. Car, à partir de Faucigny, une route plonge vers Bonneville, où les seigneurs de Faucigny se sont ensuite installés. En tout cas le bailli y était, quand le Faucigny a été intégré au comté de Savoie, en 1355.

A l’opposé, vers le nord, une route emmène depuis Viuz vers Bogève. De là, on plonge, en tournant à gauche, vers la Vallée verte, où se trouvait autrefois la limite principale entre le Faucigny et le Chablais. Comme le second appartenait à la Savoie depuis les origines, on s’est là beaucoup battu, et des châteaux, aujourd’hui en ruines, se dressaient de part et d’autre de la frontière, à Boëge et Habère-Lullin. Au nord les Habères étaient chablaisiens, au sud Boëge, principale ville de cette vallée de la Menoge, était faucgnerande. En 1355, les Faucignerands, échangés avec des morceaux du Dauphiné appartenant alors au comte de Savoie, étaient furieux : ils se sont révoltés, ils voulaient rester sujets du roi de France. Le comte Amédée VI a dû lancer contre eux quelques chevauchées

Viuz en Sallaz était une place qu’on pouvait se disputer et, quelle qu’en soit la raison, il fut érigé en mandement (dit de Thyez), et attribué au prince-évêque de Genève : en effet, Genève fut donnée à son évêque par l’empereur romain d’Allemagne, qui poussa ainsi son comte à déménager à Annecy. Ainsi est réellement née cette ville, copie de Genève en plus petit, devenue ensuite capitale du Genevois. Le département de Haute-Savoie est donc profondément émané de Genève, et le gouvernement français le sait. C’est pour cette raison qu’il est vide d’institutions d’Etat. En même temps, il bénéficie de la circulation libre des gens et des biens entre la Suisse et la France, et la culture y est vigoureuse, quoique simplement associative : l’Etat n’y met que peu la main.

On se souvient que l’illustre écrivain mystique et docteur de l’Eglise saint François de Sales fut évêque de Genève : c’est le plus célèbre d’entre les hommes qui possédèrent ce titre. A son époque, Genève étant protestante, l’évêque vivait à Annecy sous la protection des comtes de Genevois. L’ancienne lignée des comtes de Genève s’étant éteinte au XVe siècle, le comte de Savoie Amédée VIII (bientôt fait duc par l’empereur) le racheta : les comtes de Genevois du temps de François de Sales étaient donc d’une autre lignée. Ils étaient issus des princes de Savoie. A eux appartenait le célèbre Jacques de Savoie, duc de Nemours, héros de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette : ils étaient aussi les propriétaires à Paris de l’hôtel des Savoie-Nemours, accueillis là par leur cousin François Ier, roi de France qui, fils de Louise de Savoie, avait des prétentions sur la Savoie et défendait son cousin de la branche cadette pour embêter son cousin officiellement duc de Savoie.

En tout cas, François de Sales séjourna à Viuz en Sallaz. Depuis Genève, cette villégiature était proche, naturelle, agréable : une immense cuvette de lumière s’étend vers le sud, alors que la côte s’élève en pente douce jusqu’au château de Faucigny. A gauche, on voit les premières belles montagnes de la vallée de l’Arve, impressionnantes, immenses, et, plus proche, le célèbre Môle, à la forme mystérieuse, semblant abriter un royaume caché. Complètement à droite, Vouan s’élève, cachant dans ses forêts des fées et des démons, selon la légende. Derrière, donc, se dresse le massif des Brasses, où aujourd’hui l’on skie.

Depuis Annecy, la villégiature de Viuz est loin et les évêques s’y sont rendus moins souvent après leur déménagement. Un jour, il prit tout de même à François de Sales l’envie de visiter son mandement, en réalité dans le but de raviver la foi catholique dans son diocèse, y faisant simplement escale : il fallait bien s’y montrer. Il y a écrit quelques lettres à sainte Jeanne de Chantal : il a raconté avoir découvert une corvée datant des siècles antérieurs, obligeant les paysans à faire taire les grenouilles quand l’évêque s’y repose. Il faut aller les chercher, et les tuer. En contrebas, au pied du Môle, est effectivement un petit lac, chéri des grenouilles.

Les laïcistes, souvent heureux de calomnier, ont raconté que François de Sales, gros hypocrite, avait lui-même institué cette corvée. Confusion partisane, en fait c’est lui qui l’a fait abroger. Il dit à son amie trouver cette disposition ridicule, et que s’il a besoin de sommeil, les grenouilles, certes, ne l’empêcheront pas de dormir ! Il doit néanmoins écrire au pape pour abroger la disposition, car elle avait été enregistrée à Rome. Je dois avouer que j’ai fait lire cette lettre à mes élèves de Boëge, à l’époque où j’y enseignais, et qu’ils l’ont adorée. On dit que les nouvelles générations n’aiment pas la haute culture. Mais elles ne l’aiment pas parce qu’elle est abstraite et déracinée : elle est coloniale. Elle émane de Paris, de la classe bourgeoise, de l’intellectualisme abstrait. François de Sales a fait fureur, alors même que son style et sa langue étaient anciens, singuliers ! Mais passons. Certains aiment mieux que le peuple soit ignorant plutôt qu’instruit de l’œuvre de François de Sales, de la Bible, du Coran : ainsi va le monde.

Une statue de François de Sales l’honore à Viuz : j’ai donc aimé y habiter. Et, une fois réfugié dans ma maison des hauteurs, en plein soleil, face à l’immense cuvette de lumière, je réfléchis que ma terreur à Genève en présence de Ramiel de Saint-Génys et de la supposée pieuvre démoniaque de l’air qui le vampirisait, était ridicule et relevait évidemment de l’hallucination stupide, de la pure et simple superstition, de ma propre nullité, de ma propre crédulité spontanée, de mon endoctrinement, de mon conditionnement : comme dirait un laïciste préférant qu’on ignore François de Sales plutôt qu’on le connaisse, j’étais sous emprise !

De fait, dans le Traité de l’amour de Dieu, le pieux évêque des fleurs (ainsi que l’appelait le merveilleux auteur suisse qu’était Guy de Pourtalès) développe une image avec une sorte de pieuvre occulte : il dit que le pécheur sent des tentacules lui enserrer les jambes, puis le corps, et monter vers son cœur et sa tête depuis l’abîme ! Fabuleuse image, image saisissante, qui en réalité explique spirituellement les monstres de H. P. Lovecraft, et établit un lien singulier entre le monde animal et le monde de l’âme. Certains philosophes faussement mystiques trouveront là à redire : les animaux sont tous gentils, il est très vilain de les assimiler au mal et au péché, c’est bon seulement pour les enfants, pas pour nous ! Ces philosophes sont vides d’intelligence et de spiritualité, car tout cela ne se décide pas depuis les hauteurs du cerveau : il s’agit de savoir si, oui ou non, quand on plonge son regard intérieur vers les profondeurs de l’âme, quand l’œil de la pensée éclaire sans préjugé l’obscurité de l’inconscient, il voit des monstres de ce genre, rappelant des pieuvres ou des dragons ! Et le voyant sait qu’il en est toujours ainsi, que les choses n’ont pas réellement changé sous ce rapport depuis François de Sales, que ce n’est pas cela qui a changé dans la vie psychique humaine. Ce qui le montre, c’est l’œuvre de Lovecraft, le fameux écrivain américain auteur de nouvelles fantastiques et créateur d’une nouvelle mythologie : il n’avait pas de préjugé, et son imagination était spontanée, sincère – elle était issue de rêves, de cauchemars authentiques ! Alors on voit bien sûr que les animaux servent de comparaison : les monstres psychiquement leur ressemblent. Il ne s’agit pas d’inventer que réellement des pieuvres nous attrapent les pieds depuis des rivières comme la Menoge – pas même depuis les profondeurs de la mer, comme l’inventa ce naïf de Jules Verne, aussi faussement rationnel que l’est un Elon Musk avec ses rêves de villes sur Mars. Mais il y a un lien formel, morphologique, entre la pieuvre et le fond obscur de l’âme, c’est comme ça, c’est vrai.

Il ne s’agit pas de tuer cette partie de soi, car elle est liée à l’organisme, et donc à la vie : mais il s’agit de la montrer telle qu’elle est, et ainsi de la soumettre, de la laisser à sa place, de la confiner. Sinon on est envahi. Et comment le fait-on ? En plaçant dessus une lance faite d’un rayon de lumière divine, la transperçant, ou transfixant, la maintenant au sol – sans la tuer, car c’est impossible, il s’agit d’une bête immortelle. Comme dans la légende de Siegfried, même morte son sang continue à vivre, à agir. Le répandre donc ne résout rien, mais n’est pas non plus un si gros problème, il ne s’agit pas de faire la promotion de la chasse : ceux qui voient les choses de cette manière sont si naïfs, si inintelligents dans leur approche des figures !

En tout cas, une fois revenu dans ce lieu merveilleux, verdoyant, fleuri de Viuz en Sallaz où précisément François de Sales transfixa les monstres, les pieuvres, chassa les démons des corvées féodales – et permit ainsi aux anges et aux bonnes fées de se répandre, de venir, de distiller leurs bienfaits, de semer leurs merveilles –, oui, le monstre aperçu à Genève derrière Ramiel me parut n’être que le fruit de ma peur ! Mais en était-il vraiment ainsi ?

(A suivre.)

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