Une interdiction d'anges: récit d'une relation étrange
J'étais en couple avec une dame qui voulait m'interdire d'écrire et de publier des histoires fantastiques et héroïques - mes contes fantastiques et héroïques tels que j'ai pu en publier en ligne, mais aussi sous la forme imprimée de mes Contes et légendes de super-héros d'Europe. Introduction aux super-héros révélés au monde (Saint-Etienne, La Force G, 2024). Il s'agit de récits épiques à la nouvelle mode, et ceux qui ont lu le volume publié m'en ont dit du bien, se sont dit surpris de leur lisibilité, de leur profondeur philosophique rendue accessible au lecteur ordinaire. Nous savons que le bon merveilleux cristallise en image de vivantes idées, circulant dans la sphère intelligible de Platon, mais ne se dévoilant jamais comme simple allégorie: il s'appuie sur le principe que ces idées ont une existence objective, ne sont pas de simples projections, mais comme des forces constitutives de l'univers.
Cette dame était une intellectuelle, ayant publié des textes d'ordre anthropologique, elle-même. Avant de nous rencontrer physiquement, nous avions longuement parlé à distance, en video calls. Une fois, elle avait dit être dérangée par mon goût pour la mythologie, le merveilleux, les monstres. Elle avait demandé conseil à un ami, sorte de directeur de conscience, et il lui avait dit, selon elle, que c'était des sujets intéressants, qu'il ne fallait pas en être gênée. Nous nous sommes donc rencontrés physiquement, et je pensais la question close, mais peu de jours après cette rencontre, elle m'a demandé de cesser d'écrire mes histoires fantastiques. J'ai dû refuser, et nous avons été au bord de la rupture.
J'étais quand même étonné. Durant nos entretiens, elle m'avait dit aimer André Breton, Charles Baudelaire, la Bible, le groupe littéraire des Inklings: et où ne trouvait-on pas de merveilleux, voire d'héroïsme dans ces livres et ces auteurs? Je savais qu'André Breton avait développé toute une théorie des Grands Transparents qui agissaient dans l'invisible. Je pouvais dire que mes super-héros, qu'on ne voit pas, étaient de ces Grands Transparents: qu'il s'agit de forces secrètes, auxquelles précisément Breton assimilait les esprits collectifs. Et je faisais de mes super-héros des génies de cités, des tutelles de pays.
Baudelaire, à l'exemple de Lamartine et Hugo, a souvent évoqué les anges et les démons: et mes super-héros et leurs ennemis en étaient des avatars, en tant qu'ils s'approchaient de la Terre et de l'humanité. Par exemple, il a composé un beau poème sur un ange gardien, protégeant un enfant: mais c'est bien ce que sont les super-héros, ou bien? Ils leur permettent de bien dormir, d'être rassurés. Hugo en a parlé: le merveilleux des contes, dit avant de s'endormir, donne aux enfants un avant-goût du paradis, et les introduit au monde du sommeil, déjà une petite mort, comme nul ne l'ignore.
Les Inklings, Owen Barfield, J. R. R. Tolkien, C. S. Lewis, étaient bien sûr férus de merveilleux, d'imaginations déployant des principes spirituels. Lewis plaçait dans le ciel même physique des anges, en réexpliquant la place qu'ils y occupent: ils vivent dans la lumière, qui leur sert de corps; le monde physique est pour eux fait d'ombre. Et dans sa trilogie de science-fiction, il place des anges directeurs sur Mars et Vénus, rencontrés par le Terrien qui les visite. Pour la Terre, il place le diable, affronté par des Terriens qui appellent à l'aide Merlin l'enchanteur. Or, ma fiancée disait avoir bonne opinion de Lewis, parce qu'un de ses amis l'adorait.
Pour la Bible, j'ai dû le lui rappeler: les évangiles contiennent des anges. Ils y sont parce qu'ils font vivre au lecteur une expérience qui lui permet de toucher intérieurement au Christ. Ils expriment une part de sa nature que le reflet de la réalité physique ne peut pas rendre. Or ma fiancée se disait chrétienne, et même catholique. Je lui disais que mes êtres symboliques étaient comme ces anges, ils faisaient vivre une expérience spécifique du monde, l'expérience de l'esprit qui plane sur les eaux, comme dit la Genèse. Même si leur conception peut être défaillante, même si je leur fais faire des actions que ne ferait pas cet esprit, parce que je ne suis pas un grand prophète, leur présence dans le récit de toute façon habitue à l'expérience de l'esprit en général, comme les contes de fée qu'on raconte aux enfants avant de s'endormir selon Victor Hugo: ils ne sont pas tous d'une pureté biblique, n'est-ce pas. Mais cela n'importe pas, en art: la justesse philosophique doit être recherchée, mais elle n'est pas indispensable. Ce n'est pas d'avoir les bonnes idées qui fait vivre l'expérience de l'esprit, mais de les faire vivre en soi, de les éveiller dans son âme, son cœur. Or, une idée, même juste selon la doctrine parfaite des philosophes parfaits ou des théologiens parfaits, reste lettre morte si elle ne se déploie pas dans l'âme, dans le cœur. Elle n'est pas réellement utile, elle ne transforme pas l'être humain.
Ma fiancée, cependant, insistait: Pourquoi parler encore des anges après la Bible? Mais Pierre Corneille disait qu'on pouvait même an ajouter à la Bible, dans les pièces de théâtre adaptées du texte saint! Et tant de grands poètes l'ont fait! Tant de petits s'y sont refusés! Faut-il dans ses odes remplacer les super-héros par Staline, comme le faisait Paul Eluard? La butée des élans intimes ne peut pas aller vers des chefs physiques, il faut bien qu'ils aillent vers des idées déployées en images, donc dotées de qualités apparemment sensibles. Sinon, oui, on tombe dans l'idolâtrie. C'est un paradoxe: mais la vraie idolâtrie est de vénérer des éléments physiques qu'on n'a jamais rencontrés, des fusées, des dictateurs, et donc qu'on n'a jamais pu ravaler à leurs justes proportions d'objets physiques: sur lesquels on s'illusionne.
Au reste, la poésie était toute ma vie, le merveilleux aussi: il devenait inutile de discuter. Déjà durant nos entretiens un échange m'avait mis la puce à l'oreille: il s'agissait de savoir si l'art abstrait, par exemple d'un Jackson Pollock, était forcément le sommet de l'art. Je disais non, car dans l'abstraction, sortie des profondeurs, on pouvait aussi déployer des figures distinctes qui garderaient la qualité de l'abstrait, tout en devenant accessible à l'expérience: c'est ce que disait Rudolf Steiner, pour qui l'art abstrait n'était qu'une étape vers la figuration du monde spirituel. Or, cette fiancée et moi nous étions trouvés sur Rudolf Steiner, parce que nous disions tous deux l'aimer. Elle a réfléchi, et comme je disais que, au moins, les deux sortes d'art étaient égales, elle a terminé en disant: Non, l'art abstrait est supérieur.
Elle peignait, du reste assez bien. Quand elle est partie, elle a laissé un tableau trop grand pour être mis dans une valise: elle est partie en avion. Elle habite sur un autre continent. Elle est partie probablement parce que je refusais d'abandonner la littérature et le merveilleux, qu'elle détestait, méprisait. Elle disait aimer Philip Glass, un grand compositeur de New York, dont elle venait. Mais Glass a composé un opéra avec du merveilleux dedans, des extraterrestres, après que l'Opéra de New York le lui a commandé, en lui donnant trois cent mille dollars. Et plusieurs auteurs et artistes américains procèdent ainsi, font émerger dans l'abstrait de l'intime des figures spirituelles, et gagnent ou ont bien gagné leur vie: Stephen, R Donaldson, David Lynch, notamment. Ma fiancée disait, aussi, aimer Terrence Malick. Mais dans The Tree of Life, il y a des anges: ce sont les femmes en voiles blancs. Sa seule réponse fut qu'être mariée avec un homme qui fait ce genre de choses n'est pas digne, est honteux.
Elle voulait que je consulte un psychiatre, à cause de ma façon de les imiter. Mais je devais passer l'agrégation, nous devions nous marier, je lui ai dit que je ne pouvais pas avant plusieurs mois. Car je ne refusais jamais rien. Elle voulait que ce soit avant le mariage. Je lui ai conseillé de repousser le mariage. Elle a refusé. Pourquoi? Sans doute pour l'argent. Car elle n'a pas redemandé durant un certain temps cette consultation d'un psychologue. Elle l'a fait, finalement. Et la psychologue n'a pas trouvé que mon goût pour le merveilleux était un problème. Mais comme ma femme insistait, la psychologue lui a dit que le problème lui était personnel.
Elle est donc partie, mais ensuite m'a demandé de l'argent, comme si les poètes épiques étaient des sortes d'esclaves, devant servir les gens plus sérieux. Essence du colonialisme, car les peuples soumis aux Occidentaux étaient souvent amateurs de danses mimant les esprits et les dieux, nous le savons, et c'était traité de superstition, légitimant leur soumission et qu'on leur impose une éducation occidentale. Même à l'intérieur de l'Europe, à un moindre degré, c'est arrivé: Jules Ferry imposait le rationalisme au Maghreb, mais aussi aux différentes régions de France qui ne le suivaient pas assez, comme la Bretagne ou l'Alsace.
J'aurais pu donner de l'argent pour aider ma chère femme à mieux vivre, mais elle m'a fait demander une somme faramineuse par un juge, et donc j'ai pensé que c'était comme une guerre lancée par un empire rationaliste contre des Maoris évoquant dans leurs danses rituelles et leurs odes des esprits combattant des serpents géants. Au demeurant, ma chère épouse, bien qu'américaine, n'aimait pas beaucoup les traditions amérindiennes, et j'étais fou de La Chanson de Hiawatha de H. W. Longfellow: épopée formidable, pleine de merveilleux, adaptée de légendes sioux.
Qu'il en soit bien ainsi, que ma femme ait estimé que les poètes épiques ne méritaient pas leur argent et devaient le donner aux gens intelligents, ou civilisés, est confirmé par son argumentaire devant le juge: j'avais beaucoup d'argent, puisque j'avais effectué beaucoup de publications. Or, à cette époque, et depuis qu'elle était partie, j'avais surtout publié le livre dont j'ai parlé au début de cet exposé, mes Contes et légendes de super-héros d'Europe, ainsi qu'un album de vers et d'images sur un autre super-héros encore, Captain Orient. Naturellement, je n'en ai tiré aucune richesse. Comment a-t-elle pu croire qu'il en était autrement? C'est bien la preuve que ces publications la perturbaient, et étaient liées pour elle à une question à la fois morale et financière: elles faisaient que je lui devais de l'argent.
Finalement le juge a décidé ce qui est conforme à la loi, et je m'y plie. Pourquoi pas? Mais je gagne cet argent en étant petit professeur de lycée en Haute-Savoie, tandis qu'elle est professeure dans un prestigieux établissement à New York. Apparemment, la loi française elle aussi a estimé que les poètes épiques devaient payer.
Peut-être ma femme avait-elle raison, peut-être que l'art abstrait vaut tellement mieux que les tableaux quasi religieux représentant des anges ou des déités, comme les affectionnent les Tibétains. Elle a déclaré ne pas vouloir réclamer ce qu'elle avait laissé derrière elle. Son beau tableau aura peut-être une valeur, un jour, je ne m'inquiète pas. Finalement, les tableaux mythologiques de Gustave Moreau, longtemps méprisés, on se les arrache. Tout rentrera un jour dans l'ordre.
Comments
Post a Comment