La recette de la tomme féerique : chapitre 5. L’invention de la tomme de Savoie

Trois jours après avoir reçu le document enchanté de la fée de la cascade à Sixt, Jacques put, relevé à son poste de berger par son frère Georges, revenir parmi les siens, à Samoëns. Au milieu des verts pâturages de Vallon il fut bien accueilli, puis s’entendit demander si tout s’était bien passé. Il répondit, sans hésiter, par l’affirmative. On lui demanda s’il était rien arrivé de spécial : il fit non, de la tête.

Il avait tout oublié de la fée ! Il ne s’en souvenait pas plus que d’un rêve, et le parchemin dans sa poche dormait, comme un vieux bout de papier. Il se souvenait vaguement de quelque chose, mais il croyait simplement à un songe nocturne.

Mais deux jours plus tard, sa mère se mit à le tancer d’une façon désagréable : il devait apprendre à bien se comporter avec les femmes et en trouver une, car elle n’allait pas le garder à la maison toute sa vie ! Bougre d’andouille (ou grand décap' à diots), qui ne pouvait trouver à en séduire une seule. Qu’il arrête de rêver aux étoiles et aux animaux qui y passent (aux stupides constellations qu’il prétendait pouvoir reconnaître) ! Qu’il s’y mette sérieusement, aux filles ! Qu’il prenne modèle sur son père, pas comme lui un manche !

Gêné en écoutant sa mère, qui ainsi le rabaissait et l’humiliait, il mit en rougissant les mains dans ses poches. Il sentit, dans celle de droite, le vieux bout de papier de la fée, que machinalement il sortit. Il était, désormais, tout froissé. Il le déplia, le regarda, pendant que sa mère continuait ses imprécations, et il vit une écriture qu’il ne comprit pas. Les lettres lui en paraissaient emmêlées, tracées dans n’importe quel sens.

Le voyant occupé à regarder ce bout de papier, la Jeanne, sa mère, lui demanda ce qu’il fichait. Elle s’approcha, et lui arracha le papier des mains. Elle le regarda, et voici que son visage devint lumineux, que ses yeux se mirent à briller.

Aux yeux de Jacques le papier lui-même paraissait à présent luire, rayonner, et il vit les lettres danser au-dessus, à la façon de fées, il n’en revenait pas : elles s’enroulaient dans les airs comme de petits dessins de lumière, et semblaient vivre, avoir une vie propre. Car tel était le pouvoir de la fée de la cascade à Sixt !

Et la Jeanne avait le regard perdu dans le néant, ayant laissé retomber le papier au sol – tandis que les dernières lettres s’en échappaient vers les hauteurs, en dansant. Et voici, soudain, elle s’exclama : « Mais c’est génial ! » Elle courut voir le père de Jacques, Marcel ! Elle le ramena, ramassa le papier, le lui montra, et il poussa un cri de surprise et d’admiration : « Oh ! » Bien qu’elle eût été prononcée en savoyard, n’importe qui eût saisi la portée de cette interjection !

Aussitôt Marcel se mit au travail ! Et sans tarder une tomme sortit de ses mains. Il la fit sécher, et, quelques mois plus tard, la famille attablée put la goûter, et il s’avéra que rien d’aussi bon n’en avait jamais pénétré les bouches.

Le Marcel fit alors d’autres tommes, et en distribua des morceaux aux voisins, qui en furent émerveillés, lorsqu’ils les eurent goûtés à leur tour. Comme ils priaient Marcel de partager la recette de ce mets délicieux, le père de Jacques constitua une société secrète pour qu’elle ne se diffuse pas à tort et à travers : une confrérie de tommistes fut créée, placée sous le signe de sainte Catherine – à laquelle la fée de la cascade, on ne sait pourquoi, fut hasardeusement assimilée. Des serments furent institués, un rituel, et le secret de la tomme ne s’en répandit pas moins, puisque chaque membre devait le savoir à son tour. Lorsque Marcel fut vieux, et qu’il se sentit à l’article de la mort, il légua à Jacques le titre de grand maître, avec le sceptre, la tiare et l’anneau, et Jacques dirigea désormais le mode de confection de la tomme partout dans la vallée.

Mais sa célébrité avait déjà enflammé la vallée et les cœurs, et plusieurs jolies filles s’étaient d’autant plus pressées autour de lui que le privilège de la tomme avait rendu riche la famille. Finalement Jacques fut déclaré un grand voyant, véritable précurseur d’Arthur Rimbaud, et il choisit la fille la plus morale, la plus sainte, la plus attachée à son caractère le plus profond. Ils eurent de magnifiques enfants, après un splendide mariage au cours duquel une tomme énorme fut apportée, dont on pensa, durant plusieurs générations, qu’aucune ne fut jamais meilleure, ni n’eût une chair plus onctueuse et plus scintillante, dans la main qui la brandit.

Tel est le récit, longtemps resté secret, de l’invention de la tomme de Samoëns, révélé d’abord par l’excellent Jean-François Deffayet, et raconté une nouvelle fois ici, avec quelques variantes. Ce sont des choses qu’on ne doit plus ignorer, de nos jours. C’est pourquoi cela a été révélé !

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