Les filles vers l'ingénierie, les garçons vers la poésie? Illusoires décisions du gouvernement français pour rivaliser avec les Américains

Le gouvernement français a lancé une grande campagne démiurgique dont il a le secret, mêlant égalité et efficacité, et appelant à encourager les filles à choisir la voie des sciences, à l'école, pour que des femmes puissent enfin devenir ingénieures. On se souvient que le travail des Françaises s'est développé durant la première guerre mondiale, alors que les mâles étaient au front: cela a permis au pays de posséder les munitions nécessaires à la défaite des Allemands. De la même façon, on pense que le génie de ces dames peut permettre à l'Europe de rivaliser avec l'Amérique, qui lui dame le pion sur les nouvelles technologies. Le prétexte d'émanciper les femmes parce que le métier d'ingénieure serait le plus beau du monde est tout trouvé: il suffit en effet que le gouvernement ait besoin de technologie pour que le monde entier s'imagine que c'est l'essence du progrès que d'être à même d'en fabriquer.

Qu'en Amérique les ingénieurs n'aient pas besoin d'être spécialement des femmes ne changera pas une campagne plus ou moins soviétique. Il faut surtout voir qu'encourager aux sciences à l'école fait sortir de la neutralité, puisque les programmes y placent également de la littérature et des langues, et qu'il n'y a aucune raison de considérer que qui que ce soit peut perdre quoi que ce soit à se concentrer sur certaines disciplines plus que sur d'autres. 

Le gouvernement veut que plus de filles soient ingénieures, il devrait vouloir, par souci d'égalité, que plus de garçons soient poètes. Mais s'il considère qu'être ingénieur est tellement mieux qu'être poète, et que les femmes sont trop peu souvent ingénieures, ne laisse-t-il pas entendre, de fait, que les femmes sont inférieures aux hommes? Quelle catégorisation sexuée ose-t-il, à un moment où justement on interdit de genrer les élèves? Sait-il même si ce qu'il désigne comme filles est accepté comme tel par les personnes intéressées, et s'il ne leur impose pas une identité qu'elles n'ont pas agréée?

L'obsession de l'ingénierie est politique, mais aussi philosophique et même religieuse. La machine et l'amélioration des conditions de la vie terrestre sont devenues des objets de culte. Au fond, sans le dire, le gouvernement a adopté une nouvelle forme de religion d’État. Il contredit la tradition qui met à égalité les sciences dites exactes et les sciences humaines pour écraser les humanités, les humilier. Se rend-on compte que la plupart du temps ce sont des professeurs de ces sciences humaines qui sont tués par leurs élèves, radicalisés ou non? Le Coran pourrait avoir bon dos: après tout lui aussi est un livre, pouvant faire l'objet d'un enseignement littéraire. Il a sa dimension poétique.

D'une façon ou d'une autre, les poètes et les professeurs de poésie sont les victimes du temps, et le gouvernement ne cesse de les écraser pour favoriser les innovations technologiques dont son armée et lui-même ont besoin. Comme si le feu poétique n'était pas nécessaire à l'enthousiasme des troupes, également, au front! Mais c'est justement ce dont ne veut pas le gouvernement, qui déteste en particulier la poésie épique, parce que si elle allume et enflamme le corps social, en réalité elle lui échappe, et transfère sur des figures fictives ou légendaires la flamme admirative dont il voudrait être seul l'objet. Il contrôle les ingénieurs, puisqu'il leur fournit leurs moyens; mais les poètes ne sont pas aussi aisément assujettis à leur volonté. Au fond, ils font concurrence aux ministres, puisqu'ils parlent bien mieux qu'eux: il faut les faire taire. Le monde culturel doit apporter des arguments aux gouvernements: et le canon, comme disait le roi Louis XIV, en est un ultime.

Pourtant, la crise politique d'un pays comme la France montre ce qu'elle devrait vouer aux poètes, qui seuls donnent sens à la communauté, telle qu'elle est naturellement, et qu'aucune institution ne peut remplacer: le décret formel ne crée pas la flamme sociale. Il est vrai que les poètes marxistes ont fonctionné de cette manière et qu'ils sont passés de mode parce que les idées de Karl Marx sont apparues comme tout aussi fantaisistes qu'on avait cru qu'étaient seules les idées sociales de l’Église catholique. Il est vrai qu'il ne reste plus aux poètes qu'à se relier, comme dans l'antiquité, aux génies vivants des peuples, par exemple sous la forme des super-héros, ou même des héros légendaires régionaux, plus nimbés de lumière surnaturelle que ceux de l'histoire dite républicaine. Et il est vrai que cela libérerait l'imagination d'une manière que la classe dirigeante trouve dangereuse, puisque ce n'est vers elle que l'impulsion imaginative s'élance. Elle laisse à l'individu beaucoup, y compris la liberté de s'adapter à sa façon propre à la communauté dont il fait partie. Mais de cette manière seule le corps social entier peut reprendre son vieil enthousiasme: en s'appuyant sur les individus!

C'est donc de poètes que la France et l'Europe ont besoin: qu'elles laissent donc les ingénieurs aux Américains et aux Chinois. Et surtout, c'est de liberté que les garçons et les filles ont besoin: qu'on les laisse choisir leur voie propre, sans incitation illusoire ou restriction inutile. Ou sinon, qu'au moins, on déclare officiellement que les garçons devront devenir poètes quand les filles doivent ingénieures! Une humanité saine équilibre les sortes de talents: un monde d'ingénieurs périrait dans la mécanisation qui fait tout mourir, si la poésie seule, peut-être, créerait un excès de vie qu'on ne pourrait maîtriser. Il faut les deux.

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