Le genre de la philosophie mythologique: un oublié de la critique littéraire

La philosophie est officiellement rationaliste et est censée épouser les mouvements d'une pensée attelée aux mécanismes logiques mais, dans les faits, ce qui se pose comme philosophie ne se présente pas ainsi. Qu'est-ce que la philosophie? Un genre dont l'enchaînement des mots repose sur les idées. Ce n'est pas un récit d'actions, et elle se doit d'être en prose - même s'il y a, depuis toujours, une poésie didactique et philosophique, illustrée par Victor Hugo, et plus récemment par Charles Duits dans le posthume La Seule Femme vraiment noire (2021). On pourrait ranger cette poésie philosophique dans la philosophie en général, comme on range les récits en vers du XIIe siècle ou ceux de Lamartine dans le roman. Mais n'ergotons pas, et limitons la philosophie officielle à la prose. Il apparaît dès lors qu'il existe, même en prose, une philosophie mythologique ne correspondant pas au canon universitaire, aux normes imposées par les penseurs critiques. Cela apparaît empiriquement, simplement parce que des textes ont été publiés, qui sont de cette nature. 

Qu'ils aient, selon les autorités, moralement le droit d'exister ou non n'est pas la question: ils existent, et la science part des faits, non de ce que le monde devrait être. En les excluant, en créant une norme qui les rejette, on ne fait pas œuvre scientifique, mais normative: on se comporte à la façon d'une religion. Naturellement, pris un à un, les auteurs de ces textes de philosophie mythologique sont rejetés pour de constantes bonnes raisons: on en trouve toujours. Elles varient, mais la règle est la même: la philosophie mythologique est jugée infâme par les autorités intellectuelles!

Elle peut être, en apparence, de différente nature - selon en réalité la secte à laquelle les auteurs se rattachent. Le principe est toujours plus ou moins de les rejeter comme religieux, même quand ils ne l'étaient pas beaucoup. André Breton s'est plaint, sous ce rapport, que deux auteurs maçonniques ne soient pas étudiés à l'université: Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Eliphas Lévi (1810-1875). Leur caractère de philosophes mythologiques qui n'ont pas voulu rédiger en vers leurs pensées ésotériques - dans lesquelles ils prétendaient pouvoir parler des mystères, de l'Esprit, de Dieu, des anges, de magie - est incontestable. Saint-Martin est souvent mystique et obscur, mais il parle bien de ces mystères, il est bien dans l'ésotérisme. Dans son posthume Livre vert il est d'ailleurs plus clair que dans L'Homme de désir, ce qui montre qu'il craignait simplement d'être trop clair sur les mystères de l'âme et de l'Esprit. Et puis le Traité de la réintégration de son maître Martinès de Pasqually, qu'il a réécrit en bon français, est explicite dans sa dimension mythologique et ésotérique. Quant à Eliphas Lévi, on l'a dit écrivain fantastique, mais il n'a jamais pensé qu'il écrivait de la fiction: il était une sorte de philosophe fantastique.

Au fond, les philosophes catholiques les plus imaginatifs sont de la même nature. Les distinguer radicalement des autres n'est pas se mettre dans une perspective scientifique critique, mais rester sous les catégorisations religieuses ou abstraite. Les Savoyards François de Sales (1567-1622) et Joseph de Maistre (1753-1821) sont particulièrement concernés. Le second a d'ailleurs loué les mérites de Saint-Martin, et a dit que ses disciples, les Illuminés, pratiquaient la lecture et les méditations de François de Sales, et Eliphas Lévi à son tour a fait l'éloge de Joseph de Maistre - tout comme, plus tard, la théosophe H. P. Blavatsky (1831-1891), en anglais. Les frontières en réalité sont floues, entre le courant ésotérique catholique et le courant ésotérique maçonnique. Y placer une limite radicale ne correspond en rien aux faits, cela correspond seulement à un désir de ceux qui se sentent ici partie prenante. 

Nous ne développerons pas outre mesure la raison pour laquelle le catholicisme savoyard a eu particulièrement cette tendance mythologique et imaginative: le côté oriental, montagnard et décalé de la Savoie, partie intégrante du Saint-Empire romain germanique et pourtant francophone, y suffit peut-être. Elle était en relation avec l'Allemagne et l'Italie. Au reste, tous les penseurs savoyards ne sont pas concernés. Si un Louis Rendu (1789-1859), géologue et évêque d'Annecy, a prorogé l'orientation maistrienne, au XVIIIe, son compatriote le cardinal Hyacinthe-Sigismond Gerdil (1718-1802) s'est montré sobre et classique, et ne saurait être classé parmi les philosophes mythologiques.

A l'inverse, le jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), au XXe, a particulièrement développé cette dimension mythologique dans sa philosophie fondée sur la tradition catholique - et il n'était pas savoyard. Au XXe toujours, la théosophie de H. P. Blavatsky a fait des émules jusqu'en France, tout comme l'anthroposophie de Rudolf Steiner (1861-1925), et Edouard Schuré (1841-1929), avec son magistral Les Grands Initiés, est injustement négligé de l'université qui ne sait pas, hélas, où mettre ce genre de la philosophie mythologique qui existe bel et bien!

Peut-être qu'en allemand, avec Rudolf Steiner, et avant lui F. W. J. von Schelling (1755-1854), voire J. W. von Goethe (1749-1832), ce genre s'est plus développé. Mais, comme Victor Hugo, Goethe écrivait souvent en vers. D'ailleurs, Rudolf Steiner aussi, dont les disciples brandissent à tort et à travers le caractère scientifique alors qu'il est connu qu'il s'est adonné à la poésie mythologique, à la peinture mythologique, à la sculpture mythologique - et même au récit mythologique avec les Chroniques de l'Akasha et la Science de l'occulte: il y raconte comment les êtres spirituels ont agi avant même l'apparition de l'Homme formel et du monde physique! 

Que la philosophie mythologique de Steiner soit vraie ou non, corresponde ou pas à la vérité ne concerne pas le critique objectif: il n'en sait rien. Il sait seulement que ce qu'écrit Steiner participe du genre de la philosophie mythologique - et que, si cela correspond à la vérité en quelque mesure, il faut que ce soit le cas, potentiellement, virtuellement, de toute la philosophie mythologique qui a été écrite, y compris, par exemple, celle de Pierre Teilhard de Chardin ou de François de Sales: effectuer une distinction a priori relève du sectarisme.

Il est entendu que si le principe d'une possibilité de vérité est admise de façon générale pour la philosophie mythologique, on peut préférer tel ou tel auteur, comme pour n'importe quelle branche de la philosophie dans son ensemble. En d'autres termes, on peut trouver qu'un auteur est plus proche de la vérité qu'un autre. Mais prétendre que le seul Steiner fait exception dans le rejet général de la philosophie mythologique, que lui seul serait "scientifique" - que tous les autres ne seraient que "mythologiques" -, relève de la mauvaise foi la plus complète, ou de l'aveuglement le plus grotesque. Cela ressortit au réflexe sectaire qui encombre trop souvent la recherche critique sur les genres littéraires en général. (Les distinctions entre merveilleux, réalisme et fantastique, à vrai dire, ont également pâti de cette intrusion de la métaphysique dans la recherche critique. Mais sur ce sujet, je n'en dirai pas plus ici.)

D'autres philosophes mythologiques peuvent être trouvés, ou cités. Certains ne vont pas assez dans l'imagination de l'inconnu, peut-être, pour être appelés mythologiques: "fantastiques" pourrait sembler plus approprié. D'autres recensent abondamment des philosophies mythologiques sans pour autant s'y adonner clairement, tel Henry Corbin (1903-1978): car la "philosophie islamique" dont il était spécialiste et qu'il a exposée tout au long de sa vie est extrêmement mythologique - on le sait bien. (Elle touche souvent à l'angélologie, notamment.) Le catholicisme n'est pas le seul à avoir suscité - ou, plutôt, justifié le genre de la philosophie mythologique: on la trouve dans d'autres religions. 

Le bouddhisme tibétain est évidemment à ranger sous ce sigle, en règle générale. Cependant, on n'en étudie pas les textes en version originale, la plupart du temps. Corbin l'a fait pour la philosophie islamique, mais, pour des raisons conjoncturelles simples à comprendre, on se limite généralement en Occident aux langues européennes. 

Car chaque langue a ses philosophes mythologiques propres. Et en ce qui me concerne, naturellement, la française m'intéresse particulièrement, puisque le hasard, ou ma volonté prénatale, m'a fait naître à Paris dans une famille francophone. Que cela ait été dans une famille en partie d'origine savoyarde a peut-être du sens, à cause de ce qui précède. Mais pas seulement.

On peut, même dans la philosophie classique, observer cette tendance mythologique. Tout le monde sait qu'elle est grande chez Platon. On sait moins qu'elle existe aussi chez Aristote. On peut en lire des morceaux chez Cicéron. Sénèque est plus vague, à cet égard. Le néoplatonicien chrétien Boèce, au VIe siècle, est extrêmement enfoncé dans la tendance. C'est un des plus grandioses, sous ce rapport. Saint Augustin (354-430) a des morceaux de même nature. Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) encore plus. Saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109) aussi. 

A l'époque moderne, les philosophes classiques ont parfois des développements allant dans ce sens. Quoi qu'on dise, Blaise Pascal (1623-1662), très peu. René Descartes (1596-1650), peut-être finalement plus, dans ses Méditations métaphysiques - quoi qu'on pense du contenu. 

En fait, c'est la Profession de Foi du Vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui en contient le plus, de toute l'œuvre des philosophes classiques. Discrètement, mais pas assez pour avoir échappé aux autorités ecclésiastiques, qui ont aussitôt, pour cette raison, pourchassé son auteur. Que la Savoie soit encore présente dans ce petit livre pourtant pas très catholique est troublant, et suggère qu'elle contenait une tendance qui venait sans doute de plus loin que la tradition catholique pure. 

Joseph de Maistre, en écrivant Du Pape (1819), voulait ésotériquement fonder le catholicisme; mais le pape lui a refusé l'approbation officielle, parce que certaines pensées dépassaient le cadre théorique romain: Maistre allait plus loin, allait trop loin. Qu'on ne le réédite que très peu en dit long, sur l'état d'esprit des études en France. Il est pourtant fascinant. Même lorsqu'on n'adhère pas aux idées, il est frappant de suggestivité. C'est injuste. C'est, une fois encore, faire passer les dogmes avant la littérature. Au fond, quoi qu'on veuille, c'est un chef-d'œuvre de la philosophie mythologique universelle.

Car ce genre existe, et est brillamment représenté, on ne pourra pas l'empêcher! C'est un genre que j'aime, je l'avoue. En vers, ou en prose. Les auteurs que j'ai cités dans cet article ne sont pas parfaits, qui l'est? Mais beaucoup ont réalisé des œuvres remarquables, et leur rejet est juste dogmatique, ne s'appuie pas sur le sentiment esthétique, ni même peut-être sur celui du vrai. Il est avant tout fondé sur la peur, Rudolf Steiner le disait, pas seulement pour ses écrits et conférences: en général. On rejette tout, parce qu'on a peur d'être submergé par la puissance imaginative des auteurs. On les laisse sous le boisseau, pour ne pas perdre pied. 

Mais qui ne sait que les grandes œuvres artistiques et littéraires dérangent? Il est bien étrange que, pour ce genre de la philosophie mythologique, on n'en accepte pour le coup pas le principe! D'un point de vue critique, il s'agit pourtant simplement de littérature - d'abord de cela. Il faut apprendre, sous ce rapport, à dominer ses nerfs, et à imposer l'étude raisonnée même à ce genre qui brûle les doigts à chacune de ses pages! A la rigueur, mettons des gants ignifuges: cela ne coûte pas si cher.

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