Histoire de la république parisienne: la valeur ajoutée de la capitale économique et politique de la France est-elle suffisante?

Les chiffres semblent dire que Paris, en tant que place économique, contribue plus que tout le reste du territoire français à la richesse nationale, et que sa part fiscale manifeste non seulement sa puissance, mais sa générosité avec l'ensemble des Français. Comme, en général, les Parisiens sont parmi les plus hostiles à l'indépendance de telle ou telle partie de la France prise comme empire, cela apparaît comme étonnant. Il y a là une contradiction - peut-être une forme de suspicion, nourrie également par l'échec apparent du système: si la richesse parisienne ne suffit plus à rembourser la dette et à combler les déficits, sa grandeur est-elle suffisante, et la centralisation administrative est-elle légitime?

Car des questions se posent. Qui connaît mal l'histoire de Paris et de la France (ou confond les deux) ne saisit pas ce qui est en jeu ici. Dans l'antiquité, Paris n'était pas une ville importante. On observe cependant que les Francs s'y logent volontiers - peut-être parce que l'empereur romain Julien (l'Apostat) s'y était fait un palais: la ville était devenue importante. Mais, en toute probabilité, Clovis s'y loge parce que la ville est riche, et peut lui permettre d'avoir une belle vie. 

Il y a également des raisons politiques et militaires: en réalité, Paris est à la frontière entre la Gaule belgique et la Gaule celtique. Or, les Francs ont d'abord établi leur royaume en Gaule belgique, ne passant pas la Seine. (Reims, où Clovis sera baptisé et sacré, était également en Gaule belgique.) 

A gauche de la Seine, les Romains continuent d'imposer leur ordre propre, jusqu'à la Loire: au-delà, sont les Wisigoths. 

Paris est donc un avant-poste: Clovis y guette la possibilité de s'emparer des terres fertiles qui s'étendent entre la Seine et la Loire, voire au-delà. Si Paris est alors riche, sa richesse est probablement renforcée par la garnison, et la présence des rois francs et de leurs familles.

Cela apparaît plus clairement lorsque le comte de Paris, duc d'Île de France, est élu roi par ses pairs. A la suite de quels événements? Paris a résisté aux Normands, c'est à dire aux Danois, qui ont remonté la Seine. Ils ne sont pas passés. L'importance de Paris devient donc politique, mais on peut admettre que son marché a permis cette puissance - qu'il a donné à son comte, à son prince, une vigueur toute particulière.

Il est donc difficile de savoir si c'est l'économie parisienne qui a rendu puissants les rois de France, ou si c'est la puissance des seigneurs de Paris qui en a fait une ville riche. L'habitude du gouvernement français d'imaginer que ses investissements intelligents font la richesse nationale suggère que la richesse de Paris vient de ses princes; mais il peut s'agir d'un mythe, ou du moins d'une habitude postérieure à l'établissement de Paris comme ville riche.

C'est à dire que même si la richesse de Paris est naturelle et aurait existé sans les princes (pour autant qu'une ville puisse rester riche si elle n'est pas protégée des pillards par des chefs de guerre), il est simplement douteux que, dans un état de concurrence libre, elle n'ait jamais pu, par hasard (ou par le jeu de la compétition), être dépassée dans sa suprématie économique par une autre ville française - Lyon, par exemple. En d'autres termes, on peut considérer que le pouvoir a cherché à maintenir la supériorité économique de Paris, où il logeait: on saisit l'intérêt qu'il y avait. Le prestige de la richesse, sur lequel surnageait celui de la culture, de la science, de la philosophie, rejaillissait sur les princes, auréolés des ors parisiens en quelque sorte déposés sur leur couronne ou leur sceptre.

Dès lors on peut se demander si, au cas où le gouvernement déménageait, Paris resterait la ville la plus riche. Mille ans de suprématie économique s'expliquent difficilement sans le soutien du pouvoir politique. Cependant, c'est possible. Pas impossible.

Le problème est le suivant: si le pouvoir dépense pour que Paris continue à dominer économiquement parce que cette domination économique l'arrange, outre que cela crée des inégalités, il faut voir que cela peut coûter cher inutilement à la nation. L'idée de base, implicite, est que Paris étant une ville géniale, l'argent qu'on y dépense, comme en un creuset alchimique, se regagne multiplié. Cependant, s'il s'agit d'un mythe (ou si même cette magie a vraiment existé, mais s'en est allée), Paris, malgré sa richesse, devient pour le peuple français un gouffre: un gaspillage.

L'impression existe que, pour éviter la concurrence, les acteurs du marché parisien tendent à demander au gouvernement de déclarer illégitime ce qui peut menacer leur prééminence. On invoque la science, on accuse les autres de charlatanerie, mais il s'agit avant tout de pouvoir continuer à faire dominer sa propre camelote.

 On raconte, ainsi, que la bourgeoisie parisienne propriétaire de fermes imposantes dans les terres environnant la capitale a demandé aux organismes d'Etat de s'en prendre à des fermes biodynamiques qui, depuis d'autres régions, leur faisaient concurrence. Je ne dis pas qu'ils n'étaient pas sincères - qu'ils ne croyaient pas sincèrement que la biodynamie était une escroquerie, comme ils l'ont assuré. Mais, en réalité, tout se débat- et, au-dessous des raisons apparentes même à soi, des intérêts plus primitifs, plus obscurs, plus bestiaux, peuvent animer les meilleures démonstrations théoriques.

Dans le champ culturel, j'ai quelque expertise, et quelque expérience. J'ai fait de l'édition régionale, avec mon défunt père. La tentation des acteurs parisiens de la culture de diaboliser, ou du moins de dénigrer la culture régionale existe. On la déclare volontiers arriérée, méprisable, et tout le reste. Mais, au-dessous des belles raisons théoriques, il n'est quand même pas difficile de saisir la motivation bestiale: le marché des produits culturels, qu'il soit alimenté par les acheteurs ou par les subventions, n'a pas de ressources infinies, et il faut garder ses parts propres. Or, le gouvernement y participe. Il y participe peut-être déjà par les subventions directes du ministère français de la culture, qui honorent abondamment le patrimoine parisien. Mais, on n'y pense pas assez, il y participe également par ses programmes d'éducation, très tournés vers l'histoire, la littérature et les arts parisiens.

De nouveau, c'est son intérêt: il s'agit d'unifier la population autour des symboles les plus imposants, et d'éviter le morcellement. Mais, d'un strict point de vue littéraire, on ne sait pas réellement si les auteurs liés à Paris qu'on met dans les programmes sont réellement supérieurs à des auteurs excentrés comme le Breton Anatole Le Braz, ou issus de régions récemment annexées comme ceux de la Savoie - ou même issus de pays étrangers mais francophones. On ne trouvera pas beaucoup le Genevois Amiel, jamais sorti quasiment de sa ville natale, dans les programmes d'études littéraires de France. Or, il est un immense écrivain de langue française, tout le monde le reconnaît. Emile Nelligan, québécois, est dans le même cas. Mais quelle motivation, sinon de mettre à l'honneur Paris, afin de favoriser son marché culturel? Ou, du moins, quel autre effet cela aura-t-il? Il faut bien qu'on en soit conscient.

Donc l'Etat favorise bien le marché parisien. Il le favorise déjà d'une façon simple: en logeant à Paris. Les bureaux et les logements des membres du gouvernement font monter les prix, et donc nourrissent en rentes, en loyers, la bourgeoisie parisienne. Or, parallèlement, le gouvernement se plaint que cet argent issu du patrimoine immobilier est trop épargné, pas assez investi. Qu'est-ce que cela veut dire? Que l'argent donné par le gouvernement aux Parisiens n'est pas assez productif. L'idée du gouffre inutile a bien ses fondements dans la réalité.

On dira que les Parisiens sont frileux, ou qu'ils ne savent pas où investir de façon efficace. Mais cela montre bien en ce cas que l'idée du creuset alchimique créant une plus-value miraculeuse est à revoir. Car si les bourgeois parisiens n'investissent pas, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont craintifs, timides: mais bien parce que le génie de Paris créant de la valeur ajoutée ne se constate plus, ne se manifeste plus. Du moins, au même degré qu'autrefois - du moins, à un degré suffisant. Donc les propriétaires préfèrent épargner en attendant que de nouvelles idées géniales surgissent. La peur explique un peu; mais pas complètement. Le déclin culturel de Paris est bien concomitant de cette frilosité à investir.

A l'origine des plus-values, plus qu'on ne croit, il y a un génie transformateur qui n'est pas si différent de celui qui, plus immédiatement, et de façon plus pure, se manifeste en littérature et dans les arts. En quelque sorte, le génie de Paris n'est plus si génial qu'il a été, il n'est plus si haut ancré dans les étoiles - si on m'autorise cette image, ou cette idée.

On peut toujours nier, relativiser. Mais une décision courageuse serait de déménager le gouvernement à Lyon, pour voir. Paris restant la ville la plus chère de France, le gouvernement ferait déjà des économies. Et donc le peuple. Et puis on verrait si Paris peut se passer du gouvernement pour réussir. Il est possible que le génie lyonnais, soutenu par la présence en son sein du gouvernement, et par le simple paiement des loyers de ses membres (en bureaux, en logements), crée des investissements plus productifs, et renfloue par ses revenus, et donc par ses contributions jusqu'à la dette abyssale de la France. On devrait en faire l'expérience.

On devrait faire l'expérience, aussi, et avant qu'il ne soit trop tard, du chemin suivi par l'Italie depuis quelques années. Car elle a, autrefois, essayé de créer un Etat centralisé, rationalisé, laïcisé, avec ses entreprises nationales sublimes et glorieuses. Mais cela n'a pas marché, et le gouvernement s'est résigné à une économie plus locale et décentralisée, fondée sur les petites entreprises familiales et régionales. Or, ces dernières années, cela porte ses fruits.

Cela demande de créer une république plus fédérale, plus régionalisée dans son esprit, et cela peut se faire depuis Lyon, capitale des Gaules: c'est là que les Gaulois rendaient par leurs délégations à l'empereur romain - sur l'autel fédéral des Gaules. Une confédération gauloise ayant pour capitale Lyon pourrait ranimer en profondeur la communauté française, même si la gloire de Paris peut-être en pâtirait. Mais sans sacrifices on n'arrive jamais à rien. C'était un projet qu'avaient des républicains en 1789, combattu par le parti de la bourgeoisie parisienne, qui a gagné. Mais, d'un point de vue logistique, et économique, il reste peut-être bon. Il faudrait l'essayer.

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