Voie paulinienne et philosophie mythologique: le don libre de Dieu suppose une personne cosmique à imaginer
Le lien avec le christianisme est explicité par lui: l'incarnation divine représentée par Jésus-Christ, fils de Dieu, est également un don libre, dont l'effet est le salut de l'humanité. Il n'est pas un effet, lui-même, de l'action de l'être humain, mais la cause de son salut. Et Dieu en est la cause première: il l'a simplement décidé.
L'effet, dit saint Paul, sur l'humanité doit être la gratitude: il faut plaire à Dieu par son action pieuse, même si elle n'aura pas d'effet nécessaire - même si toute décision de Dieu restera entièrement libre.
Or, à toute conception mécaniste, l'intelligence suffit: on n'a pas besoin de se représenter imaginativement une conséquence nécessaire. (Là est d'ailleurs l'illusion de la science-fiction, quand elle se dit dirigée par l'esprit prétendument scientifique, en fait matérialiste: toute imagination s'arrachant aux enchaînements mécaniques, elle finit toujours par concevoir une liberté, une action initiée par un être spirituel conscient. C'est ainsi que sont nées les images d'extraterrestres doués de conscience et de pensée libre. C'est même ainsi qu'est née l'idée d'Isaac Asimov que la galaxie possédait un esprit au-delà de toute technologie potentielle - ouvert à l'infini, et à l'éternité: entièrement libre! L'imagination porte en elle cette idée, parce qu'elle est elle-même libre.)
Au contraire, la doctrine de saint Paul porte spontanément à l'imagination: on humanise Dieu, soit en lui donnant le visage d'un homme transfiguré, soit en lui donnant la forme d'anges susceptibles de décider de suivre Dieu ou de l'affronter - c'est à dire doués de liberté.
On affirme, généralement, que l'espèce de philosophe mythologique qu'était Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) était un disciple ardent de saint Paul. Et on ne peut nier que sa vision cosmique de l'Evolution le confirme. Il y imagine que, dans l'avenir infini, se trouve une entité divine - christique -, attirant l'humanité à soi, et suscitant, ainsi, le Progrès. C'est bien parce qu'il était paulinien que Teilhard appartient à la catégorie, établie par nous, des philosophes mythologiques. Il place un être cosmique plein d'amour au bout du devenir historique de l'humanité - et, au fond, cela rappelle les récits de science-fiction plaçant, au bout de l'Evolution, des êtres humains si parfaitement évolués qu'ils peuvent remonter le temps pour aider leurs ancêtres à évoluer.
L'écrivain français de science-fiction Gérard Klein, en particulier, a été séduit par cette idée très teilhardienne - et qui, au fond, ne doit strictement rien à la philosophie mécaniste: c'est librement que les êtres parfaitement évolués du futur décident de se vouer au service de leurs propres ancêtres, en remontant le temps. Les considérations générales feignant sous ce rapport une forme d'obligation ne tiennent pas: l'humanité est toujours libre de suivre ou non un principe qu'elle énonce comme obligatoire. C'est un des grands secrets de son comportement, que ne saisissent pas les philosophes mécanistes: énoncer la nécessité d'un principe ne veut absolument pas dire que, dans l'action - dans le vif du sujet -, on suivra effectivement ce principe. Tout autre chose peut toujours arriver.
Il faudrait voir si saint Paul appartenait déjà à la catégorie des philosophes mythologiques. Sous ce rapport, on rappellera que Victor Hugo l'aimait beaucoup - lui aussi. Il accusait, même, l'Eglise catholique de ne pas lui rendre assez hommage - lui reprochait d'avoir rejeté son Apocalypse, de l'avoir déclarée apocryphe. Car saint Paul a écrit une Apocalypse, on le sait peu. Je ne l'ai pas lue, mais son contenu, de moi connu, lui ressemble, car il y parle de la hiérarchie des anges, et on sait que la tradition attribue à un de ses disciples de l'avoir formalisée: Denys l'Aréopagite. On le dit fictif, mais c'est curieux, que dès qu'un auteur biblique possède trop de merveilleux aux yeux des évêques, ils affirment que l'auteur lui-même est fabuleux! Il faut bien que quelqu'un ait finalement écrit ces textes: c'est réel. Rudolf Steiner suggérait que l'auteur du texte sur la hiérarchie des anges était en réalité un disciple de Denys qui l'avait écouté, et qu'il avait signé du nom de son maître son propre livre. C'est en fait assez vraisemblable.
Saint Paul, en effet, connaissait parfaitement la science ésotérique juive, qui contient bien cette hiérarchie des anges. L'Eglise a simplement pensé que l'excès de merveilleux détournerait l'esprit des concepts éthiques, qu'elle les embrouillerait - ne faisant pas assez apparaître leur nature, dans toute sa clarté, dans toute sa pureté.
Il est également possible qu'elle ait été trop romaine, sous ce rapport, et qu'elle ait trop aimé ce qui se déploie intellectuellement sans se soucier assez de ce qui se déploie artistiquement - et de ce qui, par conséquent, est spirituellement efficace: un concept a besoin de s'émaner en images, si on veut qu'il agisse sur le comportement. C'est en ce sens que Victor Hugo avait raison de reprocher à l'Eglise son rejet de l'Apocalypse de saint Paul.
En cela, il rejoignait un courant catholique minoritaire, dont je prétends que François de Sales le représente tout particulièrement. Car c'est bien dans l'esprit de saint Paul que, dans son Introduction à la vie dévote, l'évêque de Genève a déclaré que l'imagination avait été donnée à l'être humain par Dieu pour qu'il soit en mesure de se représenter ses bienfaits. Ce n'est pas une doctrine interdite: la part imaginative de l'écriture biblique n'est pas niée - même si elle dérange secrètement ce qui, dans le christianisme, est issu de la philosophie latine, et est, par conséquent, réticent au merveilleux.
Il ne s'agit pas, ici, d'un dogme raisonné: mais d'un simple réflexe. Lorsque Pierre Teilhard de Chardin disait qu'il fallait dépasser l'héritage méditerranéen pour embrasser les traditions orientales et asiatiques, il est évident qu'il était mû par son souci imaginatif - son désir de se représenter imaginativement l'action divine. Il est assez clair, également, que son rejet par les autorités ecclésiastiques vient principalement de cela: que Teilhard devait trop, inconsciemment, à Victor Hugo - ou à ce qu'il représentait, le romantisme au sens vrai.
L'affirmation de François de Sales, qui a nourri si profondément la pensée de Jean-Jacques Rousseau, fait bien écho à l'idée de saint Paul d'un don libre de la divinité en faveur des êtres humains: c'est quelque chose qu'on ne peut que se représenter imaginativement, qu'on ne peut pas déduire. Il n'y a, là, aucune conséquence mécanique que la philosophie matérialiste puisse établir.
Il est même concevable que ce que saint Paul appelait la foi était la confiance dans cette imagination prospective qui montrait Dieu agissant librement, à partir de ses propres forces volontaires. Une foi n'intégrant pas une telle représentation imaginative relève davantage de la conviction - voire de l'autosuggestion. Elle relève, finalement, d'une obligation de croire, ou de faire semblant de croire. La foi est bien l'adhésion à une forme de connaissance imaginative de Dieu.
Ensuite, dira-t-on, chacun est libre d'imaginer ce qu'il veut - et c'est parce que saint Paul l'a fait qu'on a écarté son Apocalypse du canon catholique. Mais on admet, avec lui, que la confiance en la capacité de l'être humain de représenter imaginativement l'inconnu, l'invisible: Dieu, est légitime - que cette capacité est fiable, et que Dieu est, par conséquent, un être libre qu'anime l'amour. Cela l'a frappé, sur le chemin de Damas!
J'ajouterai, en épilogue, que cette réflexion est née de l'audition d'un prêche en anglais, dans une communauté évangélique genevoise liée à la communauté philippine. On évolue, dans la vie, selon ses rencontres, intellectuelles, ou personnelles.

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