Petit voyage en Sicile: agriculture, famille, lois et merveilleux chrétien (2)
Trois axes culturels marquent formidablement: l'héritage grec, d'une part; le souvenir normand, d'autre part; le merveilleux catholique, enfin.
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Syracuse était une grande cité grecque, où a vécu Platon. On y trouve un site archéologique intéressant, qui le rappelle. De belles grottes surmontent l'acropole ancienne, avec une fontaine magnifique, une cascade: la cavité où elle coule est dite grotte nymphale - et c'est dire infiniment à celui qui sait de quoi il est réellement question.
Des traces d'opération initiatique sont sensibles dans ces grottes, avec des emplacements pour des images. Dessous est le théâtre à flanc de montagne, face à la mer: c'est plus important qu'on se l'imagine.
L'hellénisme a là quelque chose de pur et de primitif. La tragédie était nourrie du chant de la nymphe, muse!
Les ruines grecques d'Agrigente, rassemblées dans une Vallée dite des Temples, sont encore plus belles: la ville d'Akragas, faisant face (toujours) à la mer, était glorieuse, et soumettait spirituellement les peuples antérieurs. Le temple des Dioscures, dit de la Concorde, est encore presque entier - parce que l'évêque Grégoire en a fait, au sixième siècle, une église chrétienne. Il en a, dit-on, chassé les deux démons qui y vivaient, Eber et Rabs - véritables noms, cachés sous ceux, illusoires, des célèbres héros jumeaux!
L'édifice a donc été respecté par les locaux. Les autres ont été démantelés pour en récupérer les pierres. Le plus grand temple était celui de Zeus, avec ses télamons majestueux - titans soumis pour porter le chapiteau -, et le plus couru était peut-être celui d'Héraclès, dont il reste de belles colonnes élancées.
Une profondeur mythologique inouïe se dessine dans l'air de la Sicile, par ces temples: les ombres des douze grands dieux et de leurs fils se dessinent, au vent lumineux de la mer.
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Mais le souvenir historique qui étreint le plus profondément la Sicile est sans doute celui des Normands. Robert Guiscard et Roger Ier, frères conquérants, alliaient le brigandage et le christianisme. Ces nouveaux Dioscures ont, par goût du lucre, chassé les Arabes musulmans établis dans l'île depuis deux cents ans, et institué un royaume qui réintégrait la Sicile à l'univers romain.
Les Hommes du Nord (c'est à dire de France) ont alimenté leur cour en poésie de langue vulgaire, et laissé beaucoup de mots normands (c'est à dire français) dans le parler local, dont les Siciliens sont assez fiers - un peu comme, en Irlande, le souvenir des Normands fait plaisir, parce qu'il met à distance la domination anglaise, établissant comme un lien narquois avec les Français par-dessus l'Angleterre. Les Siciliens aiment aussi montrer qu'ils connaissent le français. Et ils le connaissent assez bien.
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De ces Normands vient l'organisation catholique, et ce qui impressionne en Sicile est la ferveur religieuse, vouée aux saints patrons des cités - souvent des femmes. Sainte Lucie à Syracuse est une vraie déesse qui fait oublier bien des personnages de la mythologie classique ou même des évangiles - et on la représente toute d'argent, avec une palme à la main et une épée enfoncée dans le cou. Elle est couronnée d'argent et de joyaux, et c'est fabuleux, j'adore le culte qu'on lui rend. Non seulement la cathédrale de Syracuse lui est dédiée, mais toute sorte d'églises secondaires au travers de la ville. Elle est une patronne très active: non une abstraction.
Les adorateurs de Marianne devraient en prendre de la graine. Je veux bien admettre avec eux, s'ils y tiennent, qu'elle porte des valeurs très évoluées; mais à quoi bon, si sa figure reste inopérante? Comme le disait André Breton, c'est par le mythe qu'une société se soude et se crée: et une simple allégorie n'est pas un mythe. La force politique, institutionnelle, n'y change rien. Il vaut mieux, me dis-je souvent, une société forte, quoique fondée sur de vieilles valeurs, qu'une société faible, parce qu'on a choisi pour la structurer des valeurs peut-être belles en soi, mais psychiquement inopérantes.
Il reste à faire de Marianne le centre d'un mythe, à la relier aux Grands Transparents d'André Breton - notamment à la fée de la chance, assimilée par lui à Mélusine. Plutôt que d'encourager les filles à devenir ingénieures, le gouvernement devrait encourager les garçons à devenir poètes, dans les écoles. Mais passons.
A Catane, c'est sainte Agathe, la céleste patronne! A l'entrée de la ville une haute colonne effilée soutient sa figure écrasant de son pied virginal un dragon. Elle est pure, brillante, polie. Et on l'honore infiniment - à raison.
J'étais à Catane, pour la Sainte-Agathe - le 17 août: fête incroyable. Mille cierges partout, et la police intervenant légitimement aux yeux de tous pour réguler les flux! La force armée n'est aimée que si elle sert les êtres spirituels présidant à la république: si on veut qu'en France elle le soit aussi, il faut qu'elle serve Marianne considérée comme fée céleste.
A Messine, j'ai vu une expression moderne du merveilleux chrétien: dans, et devant la cathédrale, des sculptures populaires ornaient les lieux, pleines d'anges colorés, de saints virevoltants. Je me serais cru en Asie, si elle avait été chrétienne: la relation au monde spirituel est en Sicile à peu près la même qu'au Cambodge ou en Thaïlande.
Le merveilleux y est donc toujours de mise - mais il se doit d'être chrétien, de se référer à la Légende dorée. L'art moderne lui-même est principalement créé en référence à ces figures.
Car, si le merveilleux chrétien est toujours actif, s'il inspire toujours, s'il touche toujours, quelle raison aurait-on de s'en passer? Il vaut mieux que pas de merveilleux du tout, comme en France.
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On peut donner tant qu'on le veut des leçons de modernisme, mais, lorsqu'il est vide et abstrait, que vaut-il? Il n'est alors qu'un simple plaisir égoïste de philosophe bourgeois. Le moyen pour lui de se sentir supérieur. La stérilité du discours resucé de la philosophie des Lumières, certes expressive en son temps, devrait inquiéter des philosophes aveugles sur ce qui est vraiment utile. Il ne suffit pas d'appartenir à une élite: encore faut-il permettre une évolution réelle - non simplement la postuler.
Si le mythe se recoupe avec de vrais Grands Transparents, la constance sicilienne à vénérer les saints chrétiens maintiendra le tissu social dans une solidité durable - même si elle manque de progression apparente. Comme disait Cicéron (et non Blaise Pascal), le pari en profite toujours: si les dieux n'existent pas, ils ne peuvent pas se plaindre qu'on les vénère mal.
Socialement, les figures artistiques suscitées par la dévotion persistent à souder les âmes. Même Jean-Jacques Rousseau l'admettait, citant la Perse où on craignait l'enfer. Qu'on crée d'autres figures, si on le peut! Mais sinon, rejeter est simplement arrogant.
Telles sont les réflexions qui me sont venues de mon voyage en Sicile.

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