Chaos spontané, imagination ordonnée, le véritable débat artistique. De l'automatisme assumé au mythe nouveau: suite d'un précédent article

La critique classique, qu'un autre temps aurait pu appeler bourgeoise, met en avant le chaos conscient de lui-même auquel dans une œuvre d'art s'adonne l'âme intellectualisée qui globalement appartient à la classe dominante - à ce qu'on nommait autrefois l'aristocratie.

Quelques écrivains célèbres, que cette critique tend à réprouver, ont plus volontiers évoqué une imagination qui, certes au départ spontanée, tend à s'ordonner en mythe au fil de l'acte de création. C'est toute l'histoire du surréalisme: si André Breton a commencé par prôner le dérèglement volontaire de tous les sens, il a peu à peu avoué, reconnu qu'il s'agissait, dans le chaos ainsi obtenu, de dégager un ordre secret - que ne saurait saisir, certes, le rationalisme simple, mais que peut embrasser, disait-il d'après Gaston Bachelard, le surrationalisme.

En Angleterre, des écrivains apparemment plus conservateurs allaient à la même époque dans le même sens - en particulier J. R. R. Tolkien, Owen Barfield et plus généralement les Inklings. Ils le faisaient plus directement, plus explicitement, ne s'attardant même pas beaucoup sur la question du dérèglement des sens ou du renouvellement des mythes: ils s'enracinaient dans le romantisme et la redécouverte des mythologies européennes. L'influence sourde de la Renaissance irlandaise - de William Butler Yeats, de Lady Gregory, de Lord Dunsany - était patente. La perspective en était rendue différente. Owen Barfield se réclamait de Rudolf Steiner, qui s'appuyait sur le romantisme allemand: alors la source devenait commune, puisque André Breton le faisait aussi.

Même en Amérique, un Howard P. Lovecraft disait s'inspirer de Lord Dunsany et de W. B. Yeats, créant peut-être une branche spécifique à l'intérieur de l'ensemble anglophone. Avec ses amis écrivains de Weird Tales, il a créé une sorte de mythologie fantastique nouvelle. Plus macabre et athée que son équivalence anglaise, elle était aussi plus proche, à maints égards, de la production francophone - et bientôt André Breton, ayant dû se rendre à New York, put convaincre quelques Américains de marcher avec lui vers des mythes nouveaux. Gerome Kamrowski, Roberto Matta, David Hare, Charles Duits le rencontrent et s'embarquent avec lui sur la nef de la mythologie poétique créée par la théorie des Grands Transparents

En France, cette orientation progressive du surréalisme a été combattue. Charles Duits y étant né, il pensait qu'elle y croîtrait et y fleurirait: il s'y est donc installé, suivant André Breton, revenu à Paris après la Libération. Il a pu se rapprocher de Henry Corbin, qui, s'appuyant sur l'ancienne tradition perse, créait l'idée de monde imaginal. L'inspiration irlandaise n'étant pas réellement venue jusqu'en France, peut-être lui fallait-il les Perses. 

Cependant, qu'a-t-on fait, avec l'œuvre de Charles Duits? On l'a ignorée, isolée, refoulée aux marges - et seule une certaine collection de science-fiction nourrie d'imaginaire américain l'a finalement maintenue à la surface, à portée du public. 

La question se posera de savoir pourquoi l'idée d'un mythe nouveau s'organisant de lui-même à partir du chaos comme la fleur à partir de la graine semble si insupportable à ce qu'on pourra appeler la critique bourgeoise. Peut-être cela vient-il de ce que, si elle se veut progressiste voire révolutionnaire, elle n'en navigue pas moins dans la classe argentée qui, achetant à ses propres membres les tableaux manifestant le chaos conscient qu'elle prône, conserve ainsi, spontanément, l'argent dans sa communauté propre: on veut bien faire des dons, mais à qui on ressemble.

Le conformisme de l'automatisme volontaire est une forme de mensonge, s'il se veut absolument novateur. Il se pose dès lors comme distinguant une catégorie d'élection de la plèbe - imprégnée inconsciemment de formes imposées par la tradition et, pense-t-on, l'inintelligence. Il est le conformisme d'une aristocratie affranchie de toute règle. Mettant les bretelles de l'intellectuel américain, il se fait reconnaître comme artiste.

Pourquoi s'en prendre aux mythes nouveaux, tels qu'André Breton par exemple les a présentés? H. P. Lovecraft et ses amis, développés? C'est parce que les organisations nouvelles menacent la domination ancienne, d'abord. Un mythe nouveau peut contredire la hiérarchie existante. Elle est donc séditieuse. Autre raison, plus simple: le mythe nouveau donne à voir ce qui habite l'inconnu. Or, on préfère l'habiller de ses intérêts propres. L'inconnu, d'où vient-il? Du pays des morts. C'est de la mort de la plante antérieure que la plante nouvelle apparaît. Et cette mort fait peur: elle égalise réellement tout le monde. Il n'y est plus question de concéder une égalité supérieure, comme le disait un humoriste célèbre, à l'aristocratie progressiste.

Et puis, en dehors de l'art, la puissance financière investit dans la technologie, dont on imagine qu'elle peut dominer les cycles de vie et de mort. Dont on imagine qu'elle peut empêcher une plante de mourir, plutôt que de tirer de sa mort une plante nouvelle - un mythe nouveau! D'une certaine façon, rien n'est plus classicisant que la technologie: elle veut éterniser l'artefact, qui souvent prend l'allure des vieux mythes. Elle veut créer un robot qui ressemble au Messie. Au Héros. Le modernisme aristocratique qui rejette le mythe même nouveau - ou surtout nouveau - est en réalité complice du classicisme au sens le plus lourd - au sens le moins progressiste.

L'art est une imagination spontanée qui mystérieusement s'organise. C'est ce qu'a réellement énoncé André Breton - qui a même affirmé qu'il pouvait en venir une connaissance. C'est la grandeur de la tradition européenne d'avoir fait subsister, au-delà des dogmes apparemment progressistes, une vraie philosophie évolutive en matière esthétique - rejetant jusqu'au conformisme qui fait de l'anticonformisme un dogme. Il ne s'agit pas de cela, mais bien de la fleur, et donc du fruit nouveaux: ce printemps, cet automne.

Qu'ils ressemblent aux anciens, comme les coquelicots ressemblent à ceux de l'année précédente, ne veut pas dire qu'ils soient les mêmes. Ni qu'on soit soumis naïvement aux idées antérieures: dans le véritable inconnu qui n'est pas celui du conformisme abstrait, l'artiste, le poète de génie saisit les forces formatrices objectives, dont seul un matérialisme absurde nie l'existence afin de mieux imposer les lubies de l'aristocratie en place.  

L'art n'est pas la technologie, qui ne fait qu'imiter les formes passées: c'est autre chose. Jamais la technologie n'a créé de fruits ou de fleurs - sans lesquels le corps humain ne peut simplement pas vivre.

De même, sans mythes nouveaux son âme toujours meurt!

C'est ce qu'il faut constamment rappeler.

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