Enseignement et prérogatives administratives, ou l'écrasement français de l'éducation

L'évolution générale de l'Etat en France a été de faire toujours plus assumer l'enseignement par lui-même. A l'origine, les évêques issus de l'Empire romain instruisaient les Francs, qui se soumettaient à eux. Il en naissait des écoles, que les rois subventionnaient, mais que les évêques dirigeaient. Or, plus la puissance royale s'est affirmée, plus elle a cherché à assumer la dimension enseignante, et donc à prendre le contrôle de cette éducation scolaire qui, dans les faits, dépendait de son financement. La monarchie absolue, parvenant à soumettre les évêques, devenait la véritable inspiratrice de la vie culturelle en France.

Or, cela n'a fait que s'accentuer sous le régime républicain. Les évêques avaient encore des prérogatives propres, héritées de l'ancienne Rome. Mais les professeurs laïcs n'en ont guère. On en arrive à des contradictions et à des aberrations, comme celle de punitions décidées par le professeur et qu'il ne signe pas. Tous les règlements intérieurs des lycées et collèges de France distinguent la sanction qui émane de l'administration, et la punition qui émane des enseignants. Or, dans les faits, c'est faux: les retenues ne sont pas signées par les enseignants, qui n'ont aucune autorité, aucune prérogative administrative. Elles aussi, pourtant classées comme punitions, sont sous l'autorité de l'administration seule. 

On prend soin de rappeler au professeur qu'il ne peut mettre de sanction; mais même pour la punition, il se contente d'inscrire sur la feuille règlementaire le motif et les conséquences: un membre de l'administration doit signer et valider la punition. Si le professeur le fait, cela ne vaut rien.

La visite d'un lycée genevois, en Suisse, là-bas appelé collège, m'a frappé par les prérogatives administratives qui y sont accordées aux professeurs, et qui n'existent pas en France. Bien sûr, à Genève, le professeur signe lui-même la retenue, et cela a une valeur, cela la valide. La ruse administrative française vient de l'invention d'un conseiller pédagogique d'éducation, qui n'existe pas en Suisse. En principe, il a un statut comparable à celui du professeur. En réalité, il est le représentant de l'administration auprès des professeurs: c'est lui qui signe les punitions. 

Ce qui m'a sauté aux yeux, sous ce rapport, est qu'en Suisse un certain nombre de professeurs reçoivent officiellement un titre administratif: on les appelle doyens, statut qui n'existe pas en France et qui, au fond, est remplacé, d'un point de vue global, par son exact inverse: le conseiller pédagogique qui, émanant de l'administration, contrôle les décisions des professeurs en feignant d'être statutairement l'un d'eux.

Les effets en sont évidents: les professeurs en Suisse sont plus respectés qu'en France, notamment par les élèves. Leur autorité n'a pas besoin d'être conquise: elle est d'emblée installée, statutaire. Ce n'est pas que, comme en France, seuls les surhommes aient une autorité légendaire, malgré leur statut qui ne leur donne aucune prérogative administrative. En Suisse, un être normal a une autorité suffisante.

La conséquence en est bien sûr que les professeurs dépriment moins, mais aussi que les élèves apprennent plus. Cependant, cela ne touche pas beaucoup, en France, les politiques, qui ne veulent pas que les élèves apprennent tout et n'importe quoi: ils veulent qu'ils apprennent avant tout à respecter l'Etat centralisé. Et il n'y a guère de chance qu'ils le fassent, si, effectivement, ils vénèrent d'abord leurs professeurs, par définition décentralisés, puisque sur le terrain. La vénération d'un professeur risque de ne rien laisser à l'Etat.

On attend alors un miracle: que le respect de l'Etat éclaire naturellement et spontanément les âmes. Il porte la lumière divine. 

Cela rappelle une affirmation de l'hagiographe Jacques de Voragine, disant que les empereurs romains combattaient le christianisme parce qu'ils ne voulaient pas qu'il y ait qui que ce soit au-dessus d'eux, même pas Dieu. De fait, le professeur tire son autorité d'abord de ce que Pierre Teilhard de Chardin nommait la Noosphère: le monde des idées. Il échappe aux politiques, que cela ennuie. La prérogative administrative reçue par le professeur est un respect du politique à ce monde des idées, qui lui est antérieur. Mais, en France, rien n'est antérieur au politique: il était déjà là à la naissance du monde. Comme autrefois du Roi, la culture est née de lui: pas le contraire!

On parle de démocratie dans les lycées et collèges. Mais réfléchissons un peu. Dans les conseils d'administration, le directeur nommé par l'Etat est de droit président. C'est un peu comme si Donald Trump nommait le président de la France, et que les Français n'avaient plus le droit de voter que pour leurs députés et sénateurs. Autrefois, le roi était nommé par Dieu. Maintenant, le président l'est par le peuple. Un immense soulagement. Imaginons donc que le président d'un conseil d'administration, dans un établissement d'enseignement secondaire, soit élu par l'ensemble de la communauté scolaire, élèves compris, parmi les titulaires de la fonction publique en poste: alors, oui, je veux bien parler de démocratie.

Mais cela n'arrivera pas, parce que ce n'est pas ce que l'enseignant puise à la Noosphère et qu'il transmet aux élèves pour l'y élever, qui compte: c'est l'État. Il faut que, dans tous les cas, l'enseignement soit organisé de telle manière que la Noosphère soit pensée, vue, ressentie comme émanée de l'État. Or, dans les faits, elle ne l’est simplement pas. C'est du monde des idées que l’enseignant tire son autorité, et de lui seul. L’État n'y change rien.

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