Dieu et la langue française, Dieu et Victor Hugo: l'enseignement du français peut-il se passer des dieux?
La romanité s'étant imposée à beaucoup de peuples étrangers à elle-même, on oublie aisément qu'elle avait sa propre coloration culturelle, transmise au fond à tous ces peuples, en particulier ceux dont la langue vient à présent du latin. Or, dans le terme de catholicisme romain, on retrouve effectivement cette romanité: cette branche du christianisme est celle qui a acclimaté l'enseignement des apôtres de Jérusalem à la mentalité et à la culture romaines, et, plus qu'on ne veut bien l'admettre, elle est enracinée dans la nature même des peuples romans, dont les langues sont issues du latin. Elle n'est pas forcément parmi eux un apport étranger: elle s'est mêlée à la chair même du peuple.
C'est visible même en France, bien que le français soit, de toutes les langues romanes, la plus éloignée du latin. C'est particulièrement vrai à l'oreille, car les rois absolus, voulant faire luire sur leur poitrine le souvenir des empereurs, ont favorisé une forme écrite issue du latin: une orthographe largement fondée sur l'étymologie.
La littérature médiévale, en France, était imprégnée de ce qu'on peut nommer la mythologie chrétienne. Les plus anciens textes chantaient les saints du ciel, montraient comment leur vie sur Terre leur avait permis d'accéder au monde des anges. C'est vrai en français proprement dit, avec la Vie de saint Alexis, qui date du dixième siècle. Mais c'est également vrai en occitan, avec la Chanson de sainte Foy d'Agen, écrite selon les spécialistes en langage de Narbonne. Même en francoprovençal, la langue de l'ancien royaume de Bourgogne, les premiers textes qui aient été, apparemment, écrits sont ceux de Marguerite d'Oingt, au treizième siècle: magnifique mystique lyonnaise, elle évoque des vies de saints, elle aussi, ou ses visions, avec le ciel spirituel reflété sur le corps glorieux du Christ.
Les premiers textes laïcs sont les chansons de geste, qui évoquent la geste carolingienne: les conquêtes des Francs sur leurs ennemis. Or, ces Francs défendaient Rome au premier chef, et donc leurs références symboliques étaient avant tout prises de la Bible. On trouve, dans leur comportement et dans quelques références qui ont échappé aux auteurs, des formes rappelant l'ancienne tradition germanique. Mais le merveilleux chrétien y est explicite: les anges viennent chercher Roland à sa mort. C'est aussi un ange qui lui a donné son épée par l'intermédiaire de Charlemagne - alors même que certaines chansons de geste évoquent pour elle un mystérieux forgeron appelé Galand, et qui est nommé Wieland dans les textes mythologiques scandinaves. La volonté de ramener les divinités allemandes aux anges et aux saints est manifeste.
Or, elle a accompagné en profondeur le passage de l'allemand au latin chez les Francs. Charlemagne ne parlait pas de langue romane: il parlait francique (la langue des Francs, apparentée au néerlandais), ou latin. Mais, en apprenant le latin, précisément, les Francs pouvaient assimiler leurs dieux aux saints et aux anges - bien plus qu'aux dieux tels que les Latins les nommaient. Car le latin que les Francs apprenaient n'était pas tant celui de Cicéron que celui de saint Augustin et de saint Grégoire de Tours, de saint Remi, de saint Avit, de tous les évêques gaulois qui les avaient accueillis dans l'actuelle France, et leur avaient servi de précepteurs. La base de l'inspiration carolingienne, en dehors des traditions franques vaguement restées en toile de fond, est certainement l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours - rédigée en un latin pour nous facile, déjà structuré comme le français.
On en arrive donc à une langue où la mythologie chrétienne était devenue naturelle chez les Français, issus à la fois des Francs et des Gaulois.
Or, l'Irlandais saint Colomban en parle: les Français sont fidèles et soumis à Rome. Leur profonde latinité s’est exprimée par leur catholicisme et sa mythologie spécifique.
Le mot Dieu vient naturellement, phonétiquement du latin, et Cicéron et Sénèque, avant saint Pierre et saint Paul, l'utilisaient constamment. Il serait aberrant qu'on songe à enseigner le français aux générations nouvelles en éradiquant ce mot nécessaire, à la base même du latin, et donc du français. Sans lui, tout s'écroulerait.
Car la langue n'est pas une vapeur née du monde physique, constatable expérimentalement: elle est une œuvre humaine, intégrant d'emblée l'imagination humaine, et les figures représentant l'infini et l'éternité. Ceux qui veulent laïciser la langue sont donc ses évidents fossoyeurs. Et, au fond, ceux qui veulent laïciser sa littérature aussi. La Bible n'est pas une source d'inspiration seulement pour le Moyen Âge. Les romantiques, dans leur effort pour recréer des épopées, s'en sont inspirés: Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Vigny citaient sans arrêt les anges, voire Jésus, s'ils hésitaient à citer la mythologie des saints plus prégnante en Italie.
Dieu même était omniprésent dans leur bouche, ils créaient à son sujet des mythes nouveaux, parfois des poèmes cosmiques entiers - comme le fit l'auteur des Misérables. Alfred de Musset, si peu biblique d'inspiration, si peu indulgent à l'égard du merveilleux populaire, a mis mal à l'aise nombre de professeurs de l'enseignement public par ses paraboles poétiques impliquant Dieu, quand l'une de ses pièces est tombée au programme des lycées!
Vouloir supprimer Dieu du français est le détruire d'emblée, et on ne peut pas l'enseigner sans lui. Vouloir supprimer la mythologie en général et la mythologie catholique de la littérature est simplement acculturer le peuple, le faire revenir à l'âge de pierre. Il est faux que la culture proprement républicaine ou scientifique ait pu remplacer cette mythologie catholique. Aucune mythologie digne de ce nom n'a encore illustré le nom de Marianne, figure tutélaire de la France républicaine. Et quel peuple peut se passer de merveilleux?
On nous parle du merveilleux scientifique, de la poésie des phénomènes naturels explorés par la science expérimentale. Mais d'abord, elle est limitée: on ne trouve pas de solution au problème de la conscience humaine simplement en regardant les phénomènes électromagnétiques. Même les auteurs de science-fiction qui ont exploré spéculativement et donc imaginativement les secrets de la nature ont fini par admettre des formes de conscience cosmique pouvant seules expliquer la liberté chez l'être humain, le lien intime avec l'infini et l'éternité, par lequel l'esprit sort des contraintes extérieures et effectue des choix libres. Isaac Asimov à la fin de sa vie attribua une conscience propre à la galaxie, Arthur C. Clarke projeta vers l'avenir des êtres pensants sans corps solide, H. P. Lovecraft permettait à ses Grands Anciens de défier l'espace et le temps et de voyager à travers les corps.
Mais il y a plus. Ne remarque-t-on pas que je viens de citer des auteurs de langue anglaise? Les Américains, en particulier, auront toujours, pour des raisons organiques, une imagination scientifique plus vigoureuse que les Européens, en particulier les Français. C'est le pays des ingénieurs: c'est par l'ingénierie que se sont faites la conquête et la soumission de la terre américaine. Les Français ont bien plus domestiqué par la voie psychologique. Et alors, quel mystère reste-t-il, quelle imagination prospective demeure si la poésie est réduite à l'expression de passions ordinaires, d'un côté; et si le merveilleux est essentiellement scientifique, de l'autre? Dans le premier cas, la poésie atrophiée, émasculée, est limitée par le naturalisme - le réalisme social. Dans le second cas, elle est laissée aux Américains.
C'est bien dans la sphère psychologique qu'il faut être prêt à renouer avec le merveilleux. Or, il est évident que cela va fréquemment passer par les figures naturelles dans la tradition littéraire française, mais aussi les mots naturellement présents dans la langue française! Et c'est dire: Dieu, les anges, les saints. Les noms de lieux nomment assez les choses. Ils sont présents sans qu'on ait besoin d'y penser.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de rester limité à l'inspiration traditionnelle, ou catholique: d'être soumis à l'Eglise. Pas du tout. Il s'agit de rester sensé, et d'admettre que la langue même, en France, est remplie de ces mots servant de repères à celui qui veut explorer imaginativement les profondeurs de l'âme humaine, de la psychologie, et les relier éventuellement aux mystères de la nature même, de l'univers. On ne peut pas en faire l'impasse.
Disons donc simplement qu'en supprimant le mot Dieu, un locuteur se coupe de toute la pensée exprimée dans sa langue depuis l'antiquité même préchrétienne, et donc n'arrivera jamais à rien. Ceux qui voudraient interdire son emploi cherchent simplement à plonger l'humanité dans les ténèbres, à la maintenir à une surface purement animale, ou à la soumettre intérieurement à l'ingénierie américaine. Or, cela n'arrivera pas: c'est impossible. Il y a encore du génie en Europe, et en France. Ce génie continuera d'agir. Car pour les anciens, c'était clair: ce qu'on avait nommé dans la Rome païenne le génie, c'était ce que la Bible grecque nommait un ange. Il y a donc continuité: la Civilisation est une! Elle est l'humanité elle-même, exprimée dans sa diversité inventive, imaginative, libre et spirituelle.
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