Charles Baudelaire et les mères de poètes: faut-il forcément rendre hommage à sa mère quand on puise aux muses?

Il est de tradition, un peu partout, de rendre hommage à sa mère, de se montrer reconnaissant à l'égard du lait qu'elle a donné, du temps qu'elle a pris, du dévouement qu'elle a montré. La sainte Vierge prenant soin de l'Enfant-Dieu a ses équivalents en Asie, même si la femme fidèle à son mari est plus volontiers divinisée dans certains pays que la mère prenant soin de son fils. Cela dépend. On trouve toute sorte de qualités, et de goûts pour elles. 

Cependant, on a vu de grands écrivains, même en Occident, ne pas s'entendre avec leurs mères. Récemment, Michel Houellebecq a défrayé à ce sujet la chronique: il reprochait implicitement à sa mère, jusque dans ses romans, de ne se soucier que d'elle-même et de ses plaisirs, et ensuite l'intéressée l'a copieusement insulté en public. Certains, qui n'aiment pas l'écrivain, ont pensé que cela prouvait qu'il était méchant, pervers, mauvais. Voire.

Un de nos plus grands poètes classiques, couramment étudiés à l'école, Charles Baudelaire, a débuté son chef-d'œuvre universel des Fleurs du mal, avec un poème qui rappelle que, selon lui, les mères, peut-être jalouses des muses ou des anges, n'aiment pas leurs enfants poètes. Il se nomme Bénédiction, et le voici: 

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié :

— « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »

Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
« Puisqu’il me trouve belle et qu’il veut m’adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Que souvent il fallait repeindre et redorer ;

Et je veux me soûler de nard, d’encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et quand je m’ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

— « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

On notera que ce sont les dieux qui ont voulu que naisse ce poète: la mère est ennuyée de n'être pas la source de son existence. Puis délaissé par elle il est pris en charge par son ange, et cela se répète quand il se marie, mais cette fois les Légions célestes prennent la place de sa femme. Il est assis avec amour par elles sur le trône, et la sensualité de Baudelaire n'est pas allée jusqu'à créer une imagination qui, intermédiaire entre l'Esprit et le Corps, aurait pu donner un visage de femme à ces anges, à ces esprits. On sait que, dans l'imagination mythologique spontanée des peuples, cela s'est abondamment fait. Les Victoires étaient des femmes ailées, elles emmenaient les héros chez les dieux. Les bonnes actions dans le bouddhisme sont des apsaras qui accueillent joyeusement le fidèle au Ciel. Et les houris arabes puis islamiques ont cette nature, de matérialiser par l'action divine les bonnes actions du dévot. 

Owen Barfield, philosophe anglais disciple de Rudolf Steiner et inspirateur de J. R. R. Tolkien, rappelle que le Romantisme a vécu une sorte de tragédie, en oscillant entre la pensée pure, dénuée de toute imagination, et l'imagination sensuelle, dénuée de toute spiritualité. Baudelaire a largement essayé d'y remédier en peuplant sa vie intellectuelle d'images vives. Dans la foulée de Chateaubriand et de Joseph de Maistre, il a renoué avec l'imagerie chrétienne, la mythologie catholique, pour exprimer imaginativement ses plus hautes pensées. Parfois, il a touché à l'occultisme, à Swendenborg, comme Joseph de Maistre lui-même. Mais il reste dans une perspective tragique: les soins apportés par la mère ou l'épouse ne sont pas, dans leur présence sensuelle et affective, complètement compensés, dans l'instinct, par ceux apportés par les anges du Ciel, légèrement trop abstraits. Il a cette tendance, cette tendance à l'intellectualisme: nous le savons.

Sur le fond, a-t-il pour autant tort? Non. Les parents spirituels ont toujours été conçus, l'Eglise catholique les a même institués, parce que les sages savaient que l'image divine, archétypale, du père et de la mère n'était pas totalement occupée par le père et la mère naturels - qui, dans les faits, Baudelaire y fait allusion, ont surtout cédé, sur le moment, à leur désir, à leur espoir d'avoir du plaisir. Il n'y a pas eu, dans la conception, le même altruisme que le supposent les images archétypales du Père et de la Mère. A plus forte raison, lorsque l'enfant naît, les personnes occupant ce rôle cherchent à l'occuper au mieux, ou, parfois, à faire semblant de l'occuper au mieux, parfois même pas. C'est la vraie vie, et Michel Houellebecq n'était pas illégitime dans ses questions.

Nous pouvons aisément, lorsque nous ne nous voilons pas la face, nous identifier au Poète dont parle Baudelaire. Cependant, la question demeure de la spécificité du poète relativement à ces données. Le poète voyant, comme le dit Baudelaire, les trônes célestes, sentant la présence des anges, il échappe, c'est vrai, au tissu social spontané, naturel, tel que non l'intelligence l'a créé (à cet égard, que de mensonges), mais les instincts enfouis, car il entre dans une relation sociale avec les esprits, les anges, les dieux. On le dit fou, pour cette raison, mais c'est la logique universelle et constante, on attribue la chose aux poètes, aux prophètes, aux philosophes. 

Dans une société matérialiste qui invente que l'esprit court dans la relation sociale incarnée, le Poète est dans une tension profonde, et il est ostracisé. Or, les pays latins sont particulièrement concernés: même le catholicisme a eu tendance à diviniser ce lien social. Il l'a fait au nom de Dieu, tout en supprimant en réalité la relation intime et individuelle avec Dieu, comme on peut le voir avec les persécutions dont a fait par exemple l'objet Mme Guyon. C'est particulièrement vrai en France et dans le gallicanisme, dans lequel le Roi, être incarné, soude les relations sociales entre elles et est censé y faire circuler un courant spirituel. En général, cela a été souvent dit, c'est illusoire et artificiel, cela n'existe pas vraiment.

Donc la mère du Poète est particulièrement chagrinée de voir son fils lui échapper, elle pleure, gémit, proteste, comme le dit Baudelaire. Il en est ainsi parce que le lien qui les unit est justement physique, et qu'elle voudrait, comme le roi absolu, pouvoir le dire spirituel. Or, il ne l'est pas d'emblée. Il peut ne pas l'être du tout.

Elle méprise cet être, lui en veut, cherche à le réduire, s'en prend à lui, et Baudelaire à la fin accablé écrivait à sa mère qu'il aimait jusqu'aux reproches incessants qu'elle lui faisait. Il est mort ensuite assez rapidement, aphasique et débile, mortellement atteint jusque dans ses capacités intellectuelles. Il s'agit de sa vraie vie: nous n'inventons pas. Le fait est qu'il était complètement isolé, et qu'il a été brisé. Le procès qu'on lui a fait n'a bien sûr pas aidé, et va dans la même logique. Le comportement de sa copine Jeanne Duval aussi, nous le savons. Et bien sûr sa faiblesse et son imprudence, mais qui est invincible?

Il reste la splendeur des vers de Baudelaire - qui, dans un rythme à la fois fluide et viril, lient les idées les plus hautes aux images les plus vives, et qui, réellement, le mettent sur un trône parmi les anges, que même la République laïque reconnaît en le mettant au sommet du panthéon littéraire. On ne se souvient de sa mère et de sa copine que par lui, et ceux qui parlent de ses problèmes personnels comme s'ils importaient devraient se souvenir qu'ils n'avaient rien de particulièrement important pour l'histoire de la France et du monde, qu'ils ne s'en soucient que parce qu'il a montré du génie dans ses réalisations poétiques, et qu'il les écrase de sa splendeur du haut des cieux, eux, petits esprits mesquins qui parlent par exemple d'échec de Baudelaire alors qu'il a réalisé les plus belles choses que l'être humain puisse réaliser en ce monde. Pas eux, c'est peut-être le problème. Malheureusement, ni sa femme ni sa mère, même si elles n'étaient pas pires que les autres, même si elles n'étaient pas particulièrement criminelles. C'est lui, qui triomphe, et même quand on le critique, c'est parce qu'on est jaloux, puisque l'influence de son comportement sur la société dans son ensemble est absolument nulle, il n'était pas un homme socialement important.

Voilà ce qu'on peut dire de ce sujet, à mon avis.

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