L'éthérique et l'astral confondus, ou l'influence de Maurice Merleau-Ponty sur la pensée humaine

J'étais en couple avec une philosophe qui s'était entichée d'anthroposophie et utilisait les concepts de celle-ci, notamment l'astral et l'éthérique, dans ses discours et dialogues. Mais, influencée par la philosophie classique, elle méconnaissait la hiérarchie que Rudolf Steiner, inventeur de l'anthroposophie effective, avait établie entre les deux: l'éthérique, pour lui, était la basse version de l'astral, celle qui imprégnait le monde physique. Il était fait des rythmes, des habitudes, des formes. L'astral était fait d'impulsions psychiques venues du cosmos, dont émanaient ces formes, ces rythmes, ces habitudes. Je pense que ma tendre moitié ne le comprenait pas parce qu’au fond elle ne concevait pas que l'univers eût réellement des sentiments, des passions, une vie psychique. Chez Aristote, l'éther est l'émanation de la volonté des dieux, et il englobe ce que Steiner appelait l'astral.

Celui-ci le plaçait dans le cosmos, puisque c'était lié aux étoiles et à leurs mouvements, émanant selon lui d'un psychisme cosmique. Cependant, on le trouvait aussi, comme expression sur Terre, chez les hommes et les animaux,  où il se déclinait en sentiments, en passions, en âme, et c'est ce qui a dû persuader ma tendre moitié que l'astral était plus bas que l'éthérique: pour elle, ce n’était là qu’excroissance du monde physique dans ses lois profondes.

Elle réinterprétait probablement la philosophie mythologique de Steiner dans un sens matérialiste, dans la mesure où il lui semblait que l'éthérique était l'impulsion formatrice fondamentale, l’empreinte sensible de la volonté de Dieu, et que l'astral n'était fait que des passions et sentiments postérieurs à la formation de ce monde sensible, la vapeur qui émane en quelque sorte des cerveaux. Cependant le lien avec les astres était coupé - ce qui pour Steiner n'avait pas grand sens: pour lui les astres étaient dotés d'un psychisme qui animait le monde et qui se reflétait dans les âmes - lesquelles ainsi étaient liées au ciel, aux anges, aux puissances cosmiques. La logique était celle de Victor Hugo, d'un psychisme qui animait aussi les éléments: les tempêtes sont des colères de la nature, disait-il. Mais pour ma tendre moitié c'était là pure folie, et elle maniait les concepts anthroposophiques sans comprendre réellement ce qu'ils impliquaient.

Elle n'en était pas consciente, notamment parce que les anthroposophes avec lesquels elle était en contact ne le sont pas non plus, ou quand ils le sont ils nient, non par stratégie, mais par hypocrisie: ils redéfinissent l'anthroposophie selon ce qui leur fait plaisir, la détachant de Steiner en faisant d'elle une mystique qui s'accorde au fond avec le tableau matérialiste traditionnel, quoi qu'ils disent. L'idée d'un monde éthérique modelant depuis la volonté du père éternel le monde manifesté dans lequel ensuite les hommes et les animaux ont une vie psychique qu'on appelle astrale ne les dérange pas, cela correspond à peu près à ce qu'ils pensent, et ils regardent au fond Rudolf Steiner comme un poète un peu insensé, bizarre et peu fiable. Ils n'ont pas très envie d'entrer en relation avec des anges planétaires, ils préfèrent regarder les cycles cosmiques de façon romantique et abstraite, comme un mécanisme bien huilé que le père éternel aurait créé. C'est simplement la philosophie des Lumières ornée de beaux mots, plus qu'un romantisme authentique. 

Au reste je ne dis pas que cette vision me déplaît, mais elle ne permet pas selon moi une poésie au plus haut sens du terme, parce qu'elle place au fond de l'univers une jolie mécanique qui se reflète mieux dans les machines que dans l'art, et qu'on appelle artistique plus par sentimentalisme que rationnellement, avec un vrai souci de précision et d'exactitude. Comme je l'ai dit, elle ressortit plus à une philosophie des Lumières décorée de jolis symboles, qu'à une poésie romantique au sens où l'entendaient Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, François-René de Chateaubriand, et les autres de langue anglaise ou allemande.

Ma tendre moitié adorait un philosophe qui allait totalement dans ce sens, c'est Maurice Merleau-Ponty. Pour lui, ce que Steiner appelait l'éthérique préexistait à la matière, mais la vie psychique et des idées au contraire était postérieure, et ne reflétait pas une vie cosmique particulière. Sa vision de l'art excluait ainsi les figures célestes, angéliques ou divines, et il les interdisait plus ou moins dans la poésie et la peinture, comme si elles étaient artificielles. Or, on n'en sait rien, et le fait est que l'esprit peut tout à fait être engendré par l'esprit, comme les chats par les chats, les chiens par les chiens. Il y a là une certaine logique que rejette le matérialisme, qui veut pouvoir s'appuyer sur les formes sensibles comme socle du monde. Rudolf Steiner suivait cette logique, mais on ne le comprenait plus, même dans les milieux censés se référer à lui - notamment parce qu'on ne voulait pas passer pour insensé, ridicule, stupide, ou religieux, avec des conceptions se recoupant avec les anciennes mythologies, la Bible, le Moyen Âge, ou même le romantisme évoquant avec sérieux les anges ordonnant en secret jusqu’au monde manifesté.

 J'ai connu un anthroposophe qui croyait qu'ils ne s'adressaient qu'aux pensées humaines, et ne s'occupaient pas de vie terrestre: il les intellectualisait. Il ironisait sur les visions différentes de Steiner, notamment lorsque celui-ci mettait en relation des artistes avec le monde supérieur, avec des muses regardées comme des réalités, des esprits, des anges, et ainsi de suite.

Que l'imagination des poètes puisse saisir la volonté divine au-delà des mécanismes généraux choque ce type d'approche, et j'ai connu des catholiques heurtés par la pensée de Joseph de Maistre, qui croyait saisir les intentions particulières de Dieu dans l'histoire: la Providence. Steiner bien sûr disait du bien de Joseph de Maistre, mais les anthroposophes très peu, car sous ce rapport ils sont comme les catholiques. Leur vénération des mécanismes généraux les invite à qualifier de fantaisies vides les imaginations maistriennes, et pour s'en justifier ils disent qu'elles appartiennent au passé, à un mode de pensée obsolète. 

Mais Steiner disait tout autre chose, il disait qu'il fallait renouer avec la pensée mythologique. De même, un Blaise Cendrars croyant voir Dieu tournant le dos lors de la débâcle de 1940 et envoyant aux hommes le fruit de son derrière passait parmi ses disciples pour irrespectueux à l'égard de la divinité: en réalité, ils étaient simplement choqués de cette personnification extrême du déroulement historique, qui plaçait dans la vie universelle des décisions particulières, et non de simples mécanismes généraux. Qui plaçait, dans le ciel et le monde, du psychisme individualisé, et non de l'éthérique collectif seulement.

Je ne sais pas après tout ce qu'il en est vraiment, de ce qu'est vraiment le monde. Mais je sais que la plus haute poésie n'a pas de tels freins théoriques - scientifiques, philosophiques ou religieux -, et qu’elle ne saurait fleurir chez de tels dogmatiques. Non seulement ils appellent fictions ce genre de tableaux mythologiques, mais même, comme les prêtres catholiques, les appellent fictions dangereuses et émanant du démon - comme du reste ont été regardées les imaginations de Steiner lui-même, par d’autres. En ce cas, le poète libre préférera se détacher de toute communauté, et rester libre, pour échapper au reproche d'être inspiré par un diable, et imaginer sans frein, sans obstacle placé sur sa route a priori

L'imagination est bonne en soi: elle a été donnée aux hommes pour qu'ils se représentent les bienfaits de Dieu, disait François de Sales. Les bienfaits généraux, ou particuliers: les grâces. Les grâces sont des anges, ou des muses. Bien sûr cette faculté imaginative peut être pervertie: mais elle n’est pas en soi perverse. 

Le bras aussi peut être pervers - et les effets en sont, certes, plus sensibles! L'imagination perverse fait-elle plus de mal que les membres physiques pervers? Il est vraiment étrange, de le prétendre. Cela vient juste de gens qui ont peur de ce que l'imagination peut spirituellement et philosophiquement impliquer, une remise en cause des certitudes, des mécanismes plaqués par l'esprit sur le monde - si rassurants, pour l'âme. Elle reste libre même face à cela, pour le meilleur et pour le pire. Stabiliser une doctrine est un besoin de l'âme occidentale; parfois, cela se fait irrationnellement. On a besoin d'être rassuré: de s'appuyer sur des propriétés constantes des choses. Des mécanismes. 

Cela vient, en un mot, de la peur de l’Esprit, réel et dans ses manifestations. 

Nous savons que l'ardeur imaginative des poètes les met parfois en danger, leur fait prendre des risques. Ils peuvent tomber dans la folie. Celui qui se déplace en voiture peut mourir dans un accident. Mais seules la superstition et la peur de l'Esprit incriminent l’imagination spécialement. 

Nous savons que c’est par elle que les poètes se hissent au génie, qui fait peur au médiocre. Le génie est périlleux, sans doute. Mais en soi, les poètes ne sont pas coupables. Leur folie est le sacrifice qu'ils font au génie. On ne peut pas réellement juger: de même que l'imagination est naturelle chez l'homme, de même, le poète est un statut éternel et universel. 

En général, elle a de bons effets; parfois, non. Mais la liberté que l'être humain a donnée à ses mains en se redressant sur ses jambes est exactement dans le même cas: parfois par elles il donne, parfois par elles il frappe, parfois par elles il arrache. Fondamentalement, il ne saurait pour autant être sain de blâmer cette évolution, de la regretter. On doit lui rendre hommage, et la voir comme globalement positive. De même, pour l'imagination des poètes.

Et quand Maurice Merleau-Ponty prétend limiter les visions des peintres à ce qu'ont vu leurs yeux, quand il affirme qu'ils ne peuvent pas depuis leur esprit rebâtir le monde comme nous le faisons tous dans nos rêves, il est comme un philosophe qui voudrait empêcher Jésus de soigner les gens le dimanche, parce qu'alors les médecins doivent être en repos et aller à la messe. Ou il est comme un philosophe qui voudrait interdire tout acte dont les effets n'ont pas été scientifiquement établis. Ou comme un religieux qui voudrait interdire toute relation sexuelle ne débouchant pas sur une progéniture. Or, c'est simplement impossible, on ne vit pas ainsi. Spontanément le poète et le peintre rêvent, inventent des avenirs vers lesquels le cœur peut aller, par lesquels les pas peuvent se diriger, et les mains améliorer l'humanité et le monde. L'interdire est condamner l'humanité à la stagnation. 

Car le plus ne vient pas du moins: et aucun progrès ne viendra jamais, si on chasse des consciences l'inconnu, que seule l'imagination peut se représenter. L'évolution ne vient pas des mécanismes connus, mais des jets de feu inconnus, qui surgiront de l'inconnu - qui viendront soudain, sans cause apparente, de l'avenir. Et c'est justement, comme paraphraser à peu près Victor Hugo, ce qui modèlera le monde pour le spiritualiser, le moraliser, l'améliorer. C'est la vraie philosophie de Rudolf Steiner, en réalité pas mauvaise en soi, et non réductible à du sentimentalisme mystique. 

De ce dernier, certes, on n'a pas vraiment besoin: la science officielle n'est pas mauvaise, elle en dit assez, sur les mécanismes généraux. Ce dont on a besoin est bien d'un art qui par avance donne forme à l'inconnu, c'est à dire à l'astral, senti en amont de l'éthérique, changé par la main de l'artiste à partir de ses songes: car il crée de nouvelles formes, plus ou moins inspirées, selon le principe qu'elles peuvent l'être. 

On ne restreindra pas l'inspiration à quelques grands hommes du passé: la liberté ne sera partout présente que si on l'admet dans ses manifestations, même de qualité relative, chez les individus en général. Évitons la jalousie.

Idolâtrer un inspiré d’autrefois est illusoire, et n'est fait que pour répondre à la peur de se jeter dans l'inconnu avec la lumière de son imagination libre. On peut en avoir peur, mais prétendre empêcher les autres d'agir librement, en poètes ou en peintres, à cause de cette peur est simplement empêcher l'humanité d'évoluer: là sont réellement les forces du passé. Nulle part ailleurs.

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