Une réflexion sur Cy Twombly, expression du génie américain
Cela rappelle étrangement Gérard Klein, l’auteur de science-fiction, disant que
l'avant-garde a pour objet de montrer la capacité de la bourgeoisie à se
renouveler à l'infini. Il lui opposait l’imaginaire futuriste, populaire et enthousiaste.
Dans cette logique, le succès commercial de Cy Twombly pourrait être un moyen
inconscient, pour la bourgeoisie, de garder son argent chez elle – de se faire
des dons à elle-même.
Il faut bien, certes, qu'un certain talent en donne l’occasion. Mais la formule
picturale n'en répond pas moins à une philosophie dominante qu'on veut
inconsciemment voir se graver dans l’éternité, tout comme le règne même de ce que
Sartre appelait la classe dominante.
Il est remarquable que le peintre Twombly soit le fils d'un joueur de base-ball
déjà surnommé Cy (pour cyclone), et qu'il ait repris absurdement ce
surnom, comme pour assumer la filiation. Ensuite le père a intégré comme
professeur l'une des plus prestigieuses universités privées au monde, près de
Washington.
Cy Twombly le peintre apparaît peut-être comme moins important dans l'ordre idéel
que son père le sportif, dans la mesure où l'Amérique et donc le monde
divinisent avant tout les joueurs de base-ball. Ce père est en quelque sorte le
créateur du génie du fils : son démiurge.
Tout se passe comme si le génie sportif, né de l'effort humain au sens le plus
nietzschéen, pouvait créer la Muse – le spectre de l'art – à partir de sa seule
volonté mâle, consacrée par l'intégration à l'université de Lexington.
Théorisant l'exploit sportif dans cette institution aristocratique, le père a
créé le génie du fils qui a ensuite représenté par ses dessins peints la
théorie paternelle. Si ce n'était pas le cas le fils n'aurait pas repris le
surnom de Cyclone.
Ce Cyclone est relatif à Typhon, Titan antique et serpent fondamental, énergie
fondatrice, démiurgique dont au fond déjà Napoléon se réclamait, et qui est
aussi la référence symbolique du dynamisme américain, de son ardeur
entrepreneuriale. C'est ce que le peintre au fond cherche à représenter.
Sous ce rapport, et d'une manière subtile, son œuvre est une promotion
indirecte du génie de l'Amérique, regardé naturellement par sa bourgeoisie
comme ayant un caractère absolu, comme étant une référence fondamentale de l'Evolution.
Captain America lui-même n'est pas assez pur, il n'est que ce que peut
comprendre, de ce vrai génie de l’Amérique, le monde ordinaire, la plèbe, le
peuple. Cy Twombly a saisi l'essence, comme seuls les esprits supérieurs sont
réputés pouvoir le faire. Jack Kirby, l’auteur de comic books qui a créé
Captain America, n'a rien d'aussi noble, d'aussi consacré.
Peut-être même pas Hésiode, premier poète mythologique grec,
premier auteur à avoir évoqué Typhon. Cy Twombly est censé avoir saisi la force
titanique avant même l’apparition du Mythe, dans un effort mystique et
initiatique reflétant la grandeur absolue de sa lignée, et de ce qu’il
représente, quelque chose qui n’a jamais à ce degré mis en relation l’humanité
avec les forces fondamentales de l’univers.
Cependant, si cela ne tendait pas à faire la promotion de la
classe dominante en la posant a priori comme éternelle, cela ne
marcherait pas. S’il advenait que cette classe s’effondrait dans quelque
incendie inopiné, et que la poésie mythologique explicite (non essentialisée)
à la mode d’Hésiode reflétait à nouveau l’ordre sain et salutaire – la
dynamique évolutive de l’être humain –, les toiles de Gustave Moreau ou même de
Frank Frazetta effaceraient rapidement par leurs prix celles de Cy Twombly.
C’est d’ailleurs une possibilité, aussi renversant et choquant cela puisse-t-il
paraître à ceux qui prennent l’état actuel de la société comme un absolu. Il
est possible qu’ils aient tort, et que, de même que la Bible apparaissait au
Moyen-Âge comme un sommet en matière d’esprit humain, tandis que les poètes du
bas-empire romain étaient méprisés ; de même, la civilisation à venir peut
effectivement trouver les tableaux de Frank Frazetta ou Richard Corben très
supérieurs à ceux de Cy Twombly, et comme parlant plus profondément à l’être
humain de ce qu’il est vraiment, et des forces qui l’habitent. Ou alors un
troisième peintre, encore inconnu, apparaîtra comme une référence fondamentale,
qui ne sera ni Frazetta ni Corben ni Twombly. Ni Jack Kirby, bien sûr !
A moins que ? A moins que la mythologie explicite,
l’imagination figurative née des brumes du génie indistinct et de l’énergie
fondamentale, soit la vraie solution humaine : il en serait ainsi,
notamment, parce qu’en réalité Typhon n’a rien de si premier qu’on le pense –
qu’il n’est qu’une composante parmi d’autres de l’univers, vers laquelle
tendent en particulier les goûts américains, comme ceux de n’importe quelle
ethnie, aussi puissante soit-elle, tendent à ceci ou à cela, pour ainsi dire au
hasard. En quelque sorte, il ne s’agit que de la divinité tutélaire du peuple
en question – mais, certes, pas de l’humanité entière, quoique suggère la
puissance dans le monde de cette formule.
Il est possible, en un mot, que, depuis les étoiles, des
rayons éclairent les anneaux du Serpent confiné dans l’abîme, et que des formes
angéliques ou féeriques en naissent – et qu’Hésiode au fond ait bien vu les
choses, ait bien vu ce qu’il y avait à voir, et, après lui, les poètes et
peintres mythologiques en général, au sens du merveilleux et de la féerie. Et
que finalement Jack Kirby soit plus significatif que n’importe quel artiste
américain de son temps, parce qu’il est un avatar d’Hésiode ou d’Homère, tandis
que Cy Twombly reste plus anecdotique, malgré le prix de ses tableaux.
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