Egalité et médecine : Américains, Français, Italiens & Suisses. Commentaire d’un billet de blog philosophique
Elle rappelle aussi la nécessité de comprendre, quoique sans
les accepter, les motivations de ceux qui promeuvent le modèle américain si
injuste, notamment en se penchant sur leur religion, leur éducation, ou leurs
intérêts financiers. Certes. On peut également se demander, d’un point de vue
plus global, ce qui peut apparaître, même faussement, comme juste à ces
personnes. Les élites américaines pensent que la loi de l’offre et de la
demande est un ressort profond du progrès économique et scientifique et que, en
libéralisant complètement le secteur, on laisse le capital libre d’être
investi : de fait, les Etats-Unis, souvenir probable de la colonisation de
l’Amérique par les Anglais, est un pays d’entrepreneurs.
Les Américains aiment à se vanter des réussites de leur
technologie, et, pour y réussir, il faut investir de grosses sommes d’argent :
il faut donc dégager de gros bénéfices. A quoi bon le progrès,
dira-t-on, s’il ne profite à tous ? Et puis, certainement, le génie
cubain ou russe n’a pas empêché les progrès de la médecine dans les pays parfaitement
égalitaires ! Tout de même, une médecine centrée sur la technologie
profite du système américain, à cause des sommes nécessaires.
Il faut toujours savoir garder un équilibre. Et puisqu’il
semble que les médecines française et italienne marquent le pas, il est
difficile de convaincre totalement que leur système est parfait : l’Etat,
submergé, n’a plus, dans ces deux pays, les moyens d’investir. Il faut donc
chercher des solutions intermédiaires, car il est évident que le système
américain est injuste. Mais il est difficile de rêver la performance américaine
liée aux investissements débridés, et en même temps des prix surveillés.
La Suisse est un bon exemple intermédiaire, qui à la fois
laisse du capital pour investir, s’occupe du droit de tous à une santé égale,
et tient compte de la liberté : car on le méconnaît, mais quand le malade
est acteur de ses soins, la guérison est plus aisée. Or, en Suisse, le peuple a
pu voter ce qui était remboursé ou non, laissant le malade choisir entre
différentes solutions complémentaires. Pour le permettre, un système
d’assurances dont la cotisation dépend des revenus existe, en même temps qu’une
aide de l’Etat pour ceux qui sont dans l’incapacité de payer. Contrairement à
ce qu’on pourrait croire, ces différents prix ne changent pas les soins, mais
ce qui les entoure : une assurance chère permet d’avoir une chambre de
luxe dans l’hôpital, le pauvre sera installé dans un dortoir.
L’argent ainsi peut continuer à circuler et nourrir le
capital d’investissement. Les prix n’en sont pas moins surveillés, pour éviter
les dérapages à l’américaine : il existe des barèmes. Un système
surveillé par l’Etat mais qui intègre les différences de revenus pour créer de
l’équité pratique à partir du droit égal aux soins est le modèle suisse, qui
gêne, en France, parce que les malades pouvant choisir beaucoup de choses, ils
défient l’infaillible autorité de l’Académie de Médecine, expression pure de l’Etat
médecin – au fond héritier de l’archétype du Roi guérisseur. On est attaché, en
France, à ce fétiche.
Le malheur est que, quand ils manquent de foi en cette idée,
les malades en deviennent passifs – et que les soins, donc, en deviennent moins
efficaces. Or, plus la technologie américaine, née plutôt des ingénieurs que
des politiques, s’impose dans les esprits, moins cette foi en l’Etat médecin
est vive. C’est le paradoxe de la défense du système français contre le système
américain : elle relève aussi de la défense d’une tradition spirituelle.
Cependant, le cœur humain ne se commande pas si facilement : on doit aussi
constater son évolution et, dans un souci d’efficacité pratique, trouver des
solutions qui en tiennent compte. La Suisse semble montrer une voie.
Maria Noland ne l’évoque pas, quoiqu’elle ait été amenée, au
cours de nos relations personnelles, à la découvrir. Son indignation contre ceux
qui préfèrent l’injustice américaine à la juste universalité italienne et française
s’étend au contraire sur les gens qui, pour de mauvaises raisons, contestent le
système faisant aussi de la science et de l’éducation des « biens
publics » (public goods). Or, de même qu’il est souhaitable pour sa
propre guérison que le malade reste acteur de ses soins, de même, lorsque des
parents sont en désaccord avec des professeurs, cela peut créer des désordres nuisibles
chez l’enfant : on est donc contraint de laisser du jeu, de laisser libres
les parents de choisir une école privée s’ils en ont envie, ce dont même en France
on reste conscient. L’Etat éducateur n’est pas aussi puissant dans l’imaginaire
que l’Etat médecin, parce que si le Roi guérissait, il laissait aux prêtres le
soin d’éduquer.
La nécessité d’unifier la nation sous une même culture de
base ou la conviction de l’infaillibilité de l’éducation publique n’empêchent
pas ce fait simple, que la responsabilité morale de l’éducation est celle des
parents, parce que les actes biologiques impliquent une responsabilité au
regard de leurs effets. Au reste, la tendance existe, de considérer que quand
l’enfant s’en sort merveilleusement, c’est grâce à l’éducation publique, et que
quand des problèmes surviennent c’est à cause des parents. On pourrait aussi
bien dire l’inverse, en général on n’en sait rien, cela dépend des cas.
Le droit égal à une éducation égale, en outre, a conduit les
Français à adopter le système des concours nationaux pour créer les
enseignants, tandis que les Etats-Unis se fient d’abord au doctorat :
la certification d’Etat, qui y existe pour les écoles publiques, n’y est pas au
niveau de notre agrégation, encore moins de celui de l’Ecole Normale
Supérieure. Nous le savons, les Américains le savent – et ils recrutent
volontiers, dans leurs universités, des normaliens, même quand leurs thèses de
doctorat n’ont pas éclaté de grandeur. La conviction que le niveau de recherche
peut varier d’une université à l’autre a créé en France le système des concours
nationaux. Le doctorat, relativement délaissé, y apparaît comme moins significatif
qu’aux Etats-Unis, où de facto les universités sont plus autonomes.
Or, je suis surpris que Mme Noland ait une position si
égalitaire sur l’éducation, car, à l’époque où nous nous fréquentions en
France, elle ne parlait aucunement de passer l’agrégation, qu’elle ne prenait
pas au sérieux, qui lui semblait moins brillante qu’un doctorat à l’université
de Columbia, comme elle a acquis de son côté. (Je suis, pour ma part, agrégé de
lettres.) Cela me paraît contradictoire, mais peut-être qu’elle a changé
d’avis. Qu’elle va revenir en France passer l’agrégation.
Quant à rendre la science entièrement publique, c’est aussi
la tendance en France, et Victor Hugo et plus globalement les romantiques et
les surréalistes la critiquaient. Hugo parlait de « science d’Etat »
en la disant la suite de la religion d’Etat, car il pensait que poétiquement on
pouvait saisir des secrets de la nature, et il accusait la science
expérimentale non pas d’être fausse, bien sûr, mais incomplète, et
« myope ».
Attention, messieurs les infaillibilistes : il n’a pas
dit « aveugle ». Veuillez ne rien caricaturer. Ce n’est pas parce qu’on
relativise l’importance de la science expérimentale qu’on s’oppose à elle.
Victor Hugo recommandait seulement les lunettes du génie poétique. André
Breton, plus tard, lui emboîtera le pas, en disant que par la voie imaginative
des poètes on pouvait très bien trouver des vérités. Or, personne n’a jamais
parlé de créer une certification d’Etat pour les poètes, et on ne peut pas
démontrer que Hugo et Breton aient eu tort.
Nous savons que Rudolf Steiner, à la suite de Johann Wolfgang
von Goethe, est allé dans le même sens pour créer la biodynamie – et,
même si elle reste controversée, elle est utilisée, et certains murmurent
qu’elle est contestée autant pour des raisons philosophiques que pratiques :
c’est-à-dire qu’on ne veut pas que Victor Hugo et André Breton aient pu avoir
vu juste ! Or, finalement, on n’en sait rien.
La connaissance des origines était probablement de nature essentiellement
poétique, ainsi qu’Owen Barfield l’a montré : l’humanité, certes, n’est
pas passée directement de l’âge des cavernes à l’âge dit
« scientifique ». Elle n’a pas attendu Descartes pour acquérir des
connaissances !
La science peut donc aussi exister dans le secret privé des
cœurs, et on ne peut pas tout étatiser.
Enfin, le droit à l’éducation, à l’information scientifique,
à la santé, si en soi il est forcément égalitaire (je suis d’accord pour dire
qu’il l’est), comme l’est tout droit digne de ce nom, il y a certainement
d’autres droits, tel que celui au logement. Or Mme Noland vit à New York, la
ville la plus chère du monde, et je ne sais pas si elle serait d’accord pour
que, comme à Cuba, tout le patrimoine immobilier de New York soit nationalisé
pour que ce problème soit résolu. En tout cas elle a estimé que, en tant
qu’ancien mari, je devais l’aider à payer son loyer new-yorkais, alors que je
ne suis qu’un modeste agent public français. Cela m’a contraint à habiter dans
un village écarté, et je ne pense pas qu’ici le droit égalitaire au logement
ait été respecté.
Les droits ne sont donc jamais parfaitement égaux, et même
en France les bourgeois choisissent leurs médecins, leurs hôpitaux, ayant un
accès spécial à l’information et des capacités supérieures de déplacement et de
logement. On ne peut pas faire autrement : la perfection du ciel étoilé,
que les anciens philosophes disaient être le modèle des cités idéales, reste un
horizon difficile à atteindre.
Au reste, je ne me plains pas : il faut savoir, dans la
vie, faire des sacrifices – et, en vérité, j’ai été ravi de pouvoir aider Mme
Noland dans sa vie, puisqu’avec ce loyer de New York elle a pu mener à bien son
important travail de recherche sans avoir à se soucier de gagner sa vie par
ailleurs. Si elle ne peut pas me le rendre parce qu’elle n’accède pas, comme
elle le mérite, aux plus hautes fonctions universitaires de New York – payées
si généreusement, à comparer de la France –, Dieu me le rendra, j’en suis
persuadé : car c’est à ses yeux, que nous sommes tous égaux !
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