William Butler Yeats et l’expérience des esprits
On entend souvent dire, on voit souvent écrire qu’il n’est pas possible d’effectuer l’expérience des elfes, gnomes, anges, et autres invisibles esprits. Mais ceux qui disent, ou écrivent cela savent très bien qu’ils l’imposent, car beaucoup de gens ont prétendu, au cours de l’histoire, faire cette expérience. Il y eut, en particulier, le poète irlandais William Butler Yeats.
Dans The Secret Rose (1897), il raconte comment il a
rencontré des particuliers de Sligo assurant distinguer des êtres magiques du Sídhe.
Et il raconte qu’à force de les fréquenter et de les imiter il a fini par
distinguer, à son tour, des sortes de fées, chevauchant des montures de
lumière.
Un de ses amis, le syndicaliste George Russell, surnommé AE,
avait la même prétention. Nourri de théosophie, il peignait les esprits, les
elfes, de façon d’ailleurs assez belle et frappante. C’était toute une époque,
et elle est liée à la renaissance de la littérature, de la culture et de l’âme
irlandaises. Cela a beaucoup influencé J. R. R. Tolkien – même s’il s’en
défendait : le néopaganisme de Yeats le rebutait, mais il passait toutes
ses vacances en Irlande !
Les mouvements culturels régionalistes s’appuient
fréquemment sur la perception du génie des lieux. Ils imitent l’Irlande –
qui, même si elle est devenue indépendante, reste une partie de l’ensemble anglophone
mondial : elle reste une région distincte.
La tendance dès lors existe de nourrir un néopaganisme qui
peut inquiéter, parce qu’il isole le pays : le génie local est divinisé,
et le reste du monde apparaît illusoirement comme vide d’âme. Mais notons que
Jules Michelet faisait bien du génie de la France un reflet direct de l’esprit
universel, prétendait même qu’il était le seul dans ce cas : là aussi,
isolement. La prétention à l’universalisme de la France impériale n’y change
rien. L’Irlande aussi, dans un autre monde, aurait pu être le centre d’un
empire universel. Peut-être qu’elle l’a été, un jour. Et le génie de l’Irlande n’est
pas coupé du reste.
Saint Patrice, son patron, était d’origine bretonne et disciple
de saint Germain d’Auxerre, quant à lui disciple fidèle des Pères de l’Eglise, en
particulier des Latins. L’Irlande se reliait ainsi à Rome. J. R. R. Tolkien,
qui était catholique, aspirait au fond à confondre le dieu Odin et saint
Patrice, à en faire un seul personnage : et il en est né Gandalf.
L’équivalent d’Odin, dans la mythologie irlandaise, est
Manannán. Il se déguise, erre dans le monde, fait des prodiges, introduit des
mortels au monde des immortels et inversement : je reviendrai sur ce
personnage, à l’occasion. Yeats l’opposait, pour ainsi dire, à saint Patrice,
et cela déplaisait à Tolkien, qui les unissait dans la lumière du Christ
éternel.
Les tendances médiumniques du poète irlandais pouvaient
aussi l’inquiéter : le langage comme voie d’accès à l’Esprit était pour
Tolkien nécessaire, et il ne s’agissait pas d’orner les mots ordinaires de
visions, mais bien de métamorphoser jusqu’aux mots pour qu’ils intègrent
l’imagination spirituelle.
De l’extérieur, dira-t-on, difficile de voir la différence.
De l’intérieur, cela signifie que dans le premier cas vous véhiculez une
mythologie en utilisant un beau style, comme tendait à le faire Yeats, dans le
second vous créez vos propres mythes, comme le faisait Tolkien.
En tout cas il est arbitraire d’affirmer qu’on ne peut pas faire l’expérience des esprits, puisque certains assurent la faire : qui sommes-nous pour juger ? Yeats était un grand poète. En France, Robert Desnos était connu pour penser faire l’expérience directe du monde spirituel, et André Breton y croyait : et Desnos est également un grand poète. On a tort de négliger l’expérience des poètes, de ne pas la prendre au sérieux. Les poètes, commentant la poésie, disent qu’elle est voyante, et les universitaires, commentant les mêmes poètes, s’interdisent fréquemment de le penser : quelle est la cohérence ?
Lorsqu’on étudie un poète, il faut commencer par prendre au sérieux ce qu’il dit de lui-même et de la poésie en général. Cela relève de l’évidence. Ecoutons Yeats parler de lui-même, ne lui imposons aucune théorie explicative a priori : car sur ces mystères on ne sait rien avec certitude, et jusqu’aux explications psychanalytiques, qui paraissaient si rationnelles au début, ont fini par sembler arbitraires et absurdes. Si Yeats dit être voyant, ou médium, cela peut après tout être vrai : nous n’en savons rien, et nous avons la liberté de le croire – à tout le moins de le prendre au sérieux.
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