Légendes des Gets en Savoie : danseurs et fées
La première se serait déroulée en 1793, et a peut-être un
rapport avec les révolutionnaires français. Un violoniste d’origine inconnue
serait alors apparu aux Gets, et aurait commencé à jouer de son violon. Les habitants,
fascinés, envoûtés, se seraient mis à danser sans pouvoir s’arrêter. Et peu à
peu les témoins, car il en restait, auraient vu disparaître les danseurs –
d’abord les pieds, ensuite le ventre, finalement la tête, comme engloutis dans
le néant !
S’agit-il d’une fable politique ? Les républicains
auraient enivré les paysans avec leurs fables et leurs carmagnoles endiablées,
et les malheureux auraient été anéantis -victimes d’emprise mentale !
Mais il y a ici autre chose. Si on assimile le violoniste au
diable, le conte rappelle éminemment ceux de H. P. Lovecraft, le plus grand
écrivain fantastique de l’histoire de la littérature (disons-le). Il l’est
parce qu’il a fait déboucher le genre sur une mythologie et que, comme le
disait Friedrich Schlegel, la mythologie est l’aboutissement de la poésie, et
ce par quoi elle converge vers la dévotion et la connaissance. De fait, le
Mythe de Cthulhu non seulement a fait des adeptes, mais a suggéré à certains qu’il
se recoupait avec la Tradition, qui recèle selon René Guénon la science des mystères.
Lovecraft raconte deux histoires en rapport avec le
violoniste infernal. La première est The Music of Erich Zann – violoniste
d’une rue inconnue qui, par ses sons, donnait à voir d’autres mondes, fabuleux
et terrifiants à la fois ! Le narrateur s’enfuit à toutes jambes en
apercevant les formes monstrueuses se déplaçant dans l’espace étoilé et bizarrement
agencé qu’a ouvert à sa vue le son du violoniste – comme on ouvre dans l’air
une mandorle faisant passer dans l’autre monde !
Dans le christianisme, des anges en surgissaient – ou des
saints célestes –, mais dans le fantastique, on y voit se mouvoir des formes
monstrueuses. Pourquoi ?
Le matérialisme consacre le monde physique comme stable,
rassurant, fiable, et l’inconnu comme trompeur, inquiétant, horrible. C’est
particulièrement en Amérique que cet antagonisme s’est développé dans la
littérature, les arts, la philosophie, les sciences. On l’a cependant beaucoup
vu aussi en France, pays rationaliste par excellence. Le monde occulte a
souvent été diabolisé par les Français. Chez Gustave Le Rouge, le voyage
mystique sur Mars mène à une hiérarchie diabolique dont l’apparence féerique
est profondément trompeuse. Nous connaissons tous le Horla de Maupassant :
double qui aurait pu contenir le feu céleste, il apparaît au narrateur de la
nouvelle comme un vampire, un démon. Maurice Magre, le Toulousain, plaçait à
son tour les dieux loin de la Terre, et faisait habiter celle-ci par des monstres
obscurs : l’un d’entre eux dormait dans les profondeurs de la basilique
Saint-Sernin.
Selon William Butler Yeats, la féerie diabolisée est le
propre du christianisme, et est plus présente en Ecosse qu’en Irlande : le
calvinisme n’a fait que renforcer cette tendance présente déjà dans le
catholicisme médiéval. Or, non seulement Lovecraft était puritain d’éducation,
mais l’environnement hostile, mystérieux, plein des croyances étranges des indigènes,
parfois des Africains, trouvait sa protection dans la civilisation
d’inspiration romaine, rationaliste, fondée sur le monde sensible, et que
Lovecraft effectivement vénérait.
Dans une autre de ses nouvelles, l’entité Nyarlathotep
emmène dans le ciel des adeptes, des gens qui espèrent y monter pour y
connaître l’extase – puis les laisse tomber des hauteurs, pour qu’ils s’écrasent
sur le sol, trompés par leurs illusions que Rudolf Steiner aurait dites
lucifériennes : car il n’était pas le mystique total que l’on prétend, il concédait
bien à la vision lovecraftienne une part de vérité, le péril que représentait l’excès
de mysticisme. On le juge selon la plupart de ses adeptes, sans doute : il
se ressentent encore de la théosophie ou de l’idéalisme allemand. Mais Steiner
était plus précis, en tout cas moins exalté.
Il était, aussi, plus imaginatif, et cela le rapproche
encore de Lovecraft, qui d’ailleurs appréciait l’imagination délurée de H. P.
Blavatsky.
Nyarlathotep, entité ailée, faux ange, est sorti des rêves ambigus
de l’écrivain américain : même son nom lui a été chuchoté durant son
sommeil. On notera la résonance égyptienne. Les divinités égyptiennes
resurgissaient sous une apparente trompeuse, avec leurs ailes isiaques emmenant
en fait vers le néant.
Le conte du violoniste des Gets, certes, n’est pas aussi
radical. Un Yeats pourrait suggérer que les danseurs qui ont disparu se sont
justement vaporisés, sous l’effet de la musique, dans le monde spirituel – que
leurs corps se sont éthérisés, sont devenus souffle pur, et après tout cela
peut également être un effet de l’utopie, d’emmener vers des cités de clarté,
invisibles à l’œil ordinaire. Les contes celtiques évoquent la séduction de
chevaliers par des fées : ils disparaissent dans un lac, ou une rivière,
et on pense qu’ils sont morts. Mais ils ne le sont pas forcément, ils peuvent vivre,
comme Ulysse chez la nymphe Calypso, dans un monde immortel – et un jour ils
vont revenir, plus beaux et conquérants. Cela dépend des histoires : on ne
peut pas préjuger de la bonté ou de la méchanceté des fées. Il faut aussi
comprendre que le conte des Gets a juste cherché à caractériser objectivement les
choses, sans chercher à polémiquer : oui, la musique vaporise, la danse
endiable, pour le meilleur et pour le pire. On en a besoin pour s’élever, mais elle
peut aussi envoûter, perdre. Il faut savoir que l’Eglise catholique a interdit
les danses rituelles qui dans certains pays étaient présentes dans les églises
mêmes dans les temps anciens : en particulier, au Pays basque, dont les
célèbres danses en sont le souvenir. On faisait la danse de la pluie dans les
églises, en même temps qu’on priait les anges et les saints du ciel d’en donner,
et l’élitisme des théologiens les a portés à l’interdire, pour mieux se
distinguer des païens. Mais le christianisme devait être davantage une
spiritualisation du paganisme, ou son amélioration, qu’une autre religion
successive, plus austère, plus intellectuelle, plus ennuyeuse. L’être humain a
besoin de danser : la question est seulement de savoir quelle danse
convient à son élévation spirituelle, et quelle danse disperse son âme dans le
néant. Le mystère de la disparition complète des danseurs des Gets ne répond
pas : il fait comme conseillait Gustave Flaubert, il ne conclut pas. Même
la musique d’Erich Zann, chez Lovecraft, a cette ambiguïté : elle donne à
voir l’inexistant, mais dans sa correspondance le maître américain expliquait qu’on
avait besoin de cette illusion pour s’affranchir du temps et de l’espace, que
cela correspondait à un besoin des âmes nobles, dont l’élévation accueillait le
feu secret de la liberté. On ne conclura donc pas.
Le second conte des Gets que m’a envoyé mon camarade Gilles
Anthonioz éclaire dans une large mesure le premier. Il s’agit d’une vision de
fées. Dans une maison abandonnée, en haut de la montagne, on voit de la
lumière, après qu’on a entendu des cloches. On monte, on voit de très belles
femmes tissant. Mais voici ! le fil qu’elles tissent est rouge, et elles
ont, elles-mêmes, des pieds de chèvre !
Les témoins s’enfuient, retournent avec du soutien, mais les
fées ont disparu. Seule la lumière reste présente.
On reconnaît les fées tisseuses du destin : le fil
rouge est celui du sang – et d’ailleurs l’expression du fil rouge existe
couramment en français aussi bien qu’en anglais.
Les chrétiens ont rejeté ces fées parce qu’ils estimaient
que le Christ pouvait surmonter le destin, était plus fort que lui : n’avait-il
pas vaincu la mort ? En se reliant à lui, on pouvait recevoir la Grâce. La
fatalité pouvait être vaincue !
Les fées s’en sont trouvées diabolisées.
Leur nom, de fait, vient de fatum, le destin. Il
s’agit de divinités gauloises : le poète bordelais Ausone les évoque. Mais
l’horreur qui saisit les cœurs à leur vision peut, au-delà de la théologie
chrétienne, être issue du matérialisme : l’apparition de ces êtres
terrifie, parce qu’on sent que la vie en dépend – et même peut-être l’au-delà.
Ils constituent une vision vive, et non un motif figé d’église : ils ne
sont pas conformes à la représentation admise, et donc rassurante, des anges ou
saints du ciel.
Le mélange avec l’animal dit aussi l’ambiguïté, voire le
démoniaque. C’est une fatalité bestiale qui domine, épouvantablement, la vie
humaine !
Cependant, parce que ces fées sont la manière dont le divin
apparaît spontanément, non au travers des figures figées issues de livres,
elles ne sont pas si terrifiantes qu’on l’imagine. Le surréalisme les eût
réhabilitées. En un sens, elles sont le divin réellement inséré dans la nature –
y compris celle de l’être humain.
Rien ne prouve qu’en soi le destin soit mauvais. C’est aussi
le matérialisme qui invite à une telle conception : car en coupant le fil,
les fées libèrent l’âme, et sa première perception est justement elles. Elle
les voit, agissant dans l’ombre.
Certes, si elle est armée par une longue pratique de
dévotion, passant par l’art et la philosophie des figures, elle pourra
surmonter l’étape des fées du destin pour accéder à des strates plus élevées de
l’atmosphère. Mais l’opposition entre les deux n’est pas si franche qu’on le croit :
elle n’est pas si claire.
C’est en ce sens que J. R. R. Tolkien appelait la mort un gift,
un don – une grâce donnée à l’être humain : elle le libère après l’avoir
fait passer par l’épreuve du feu – ou de la croix. Dès lors, les fées qui
tissent et coupent le fil de sang sont elles-mêmes des sortes d’anges, elles
accomplissent les desseins divins. Elles terrifient, parce que l’âme, pour
se métamorphoser, doit passer par une sorte d’anéantissement – que Mme Guyon
décrivait comme un mâchage de Dieu, du Père éternel. C’est terrifiant, surtout,
comme dirait le cinéaste David Lynch, si on ne voit que ce fragment du monde :
si on voit l’ensemble, on voit que cela ne l’est pas, et que le monde est plein
d’amour.
Ces fées aussi expriment cet amour, mais d’une manière
peut-être trop directe, qui inquiète, effraie. Leur présence lumineuse crée une
angoisse, parce qu’elle fait miroir : elle renvoie l’homme ordinaire à ce
qui est en lui, à ses péchés, à sa mauvaise conscience. Et donc à sa peur. Il
les regarde donc comme des monstres, et quand il les voit rire il pense
qu’elles ricanent, il est terrifié. Peut-être le font-elles, mais il y a dans
leur éclat aussi la compassion cosmique, l’amour infini du Créateur. Par bonté,
d’ailleurs, elles disparaissent quand on les a vues, pour ne pas effrayer les
simples mortels. Car dans le conte, disons-le clairement : elles ne font
absolument rien de mal. C’est juste que leur vision est terrifiante, parce qu’elle
reflète un ordre caché qu’on aimerait ensevelir sous le voile prosaïque de la
vie.
Le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul adore ce
genre d’apparitions : il dit lui-même aimer particulièrement les
traditions animistes des régions de son pays que marque encore l’héritage khmer.
Car la Thaïlande s’est largement faite en arrachant des portions de l’ancien
empire khmer, dont il reste l’actuel Cambodge. Dans la tradition khmère vit
encore toute une mythologie, tandis que les Thaïs, plus rationalistes,
d’origine chinoise, en ont une plus légère, plus marquée aussi par le
bouddhisme classique. On peut dire, jusqu’à un certain point, que les Savoyards
sont comme les Khmers, d’autant plus que leur empire a aussi été grignoté par
des peuples voisins plus rationalistes – les Suisses et les Français en
particulier.
Telles sont les réflexions qu’ont fait naître en moi les
deux contes des Gets proposés par Gilles Anthonioz. Si je les racontais, comme
on m’a demandé de le faire pour des enfants, je ne dirais pas tout cela, mais
je les dramatiserais, pour les rendre plus prenants, plus longs, amples,
inquiétants et fabuleux à la fois. Il s’agit, par l’image et le rythme de la
narration, de créer un sens plus profond, moins définitif que celui donné par
les religieux, les philosophes, les politiques. Il s’agit de rester poétique !
Le conte est avant tout un art. Il n’est pas technique de philosophe
enseignant, mais production de poète. On l’oublie trop souvent.
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