Le problème du merveilleux dans un couple, et l'impossibilité apparente de s'y retrouver
Ma seconde femme me disait, au début de notre relation, qu'elle adorait la poésie d'André Breton, et André Breton tout entier: j'étais poète, elle le savait. Or, il s'est avéré qu'elle n'aimait pas le merveilleux, ou le fantastique, et que, même, elle voulait que je les supprime de ma poésie et de mes récits. Chez Breton, ils sont évasifs, sans doute. Mais c'était finalement devenu une source de tension, dans le couple. Or, un jour, je m'avise de lire en détail le Manifeste du Surréalisme, et je tombe sur le passage où Breton entend "faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber" au nom du naturalisme et de la référence à la science expérimentale, c'est à dire matérialiste. Et Breton de conclure: "Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau". Je suis d'accord avec lui, même s'il était provocateur, et comme la question était source de tension dans mon couple et que Breton y était apparu d'emblée comme une référence, j'ai pensé utile d'évoquer ce passage auprès de ma chère épouse, dans l'espoir qu'elle admettrait que le merveilleux était justifié, et que ma démarche sous ce rapport était normale, n'avait rien de honteux. Car elle avait dit un jour qu'être l'épouse d'un auteur de récits merveilleux était déshonorant. Naturellement, elle n'a pas changé d'avis, elle a juste pensé que je cherchais à l'écraser, et à l'emmener sur le terrain dangereux du déshonneur et de la mise à mort sociale.
Je me disais, parfois, que c'était, en profondeur, une question d'argent: les romanciers du merveilleux gagnent moins en moyenne que les professeurs d'université ou même les romanciers naturalistes. Elle avait cité Paul Auster comme une référence, notamment parce qu'il était de New York. Il était plutôt réaliste mais ne dédaignait pas l'imaginaire. Mais surtout, je suis un grand admirateur de Stephen R. Donaldson, qui a fait abondamment dans le merveilleux, et qui habite Albuquerque. Il a bien gagné sa vie mais c'est là qu'elle m'a dit que même riche un auteur de récits fantastiques est un époux qui déshonore. Peut-être que cela empêche d'obtenir un poste à l'université, en Amérique comme en France, parce qu'on devient suspect de croyances bizarres! Isaac Asimov prenait soin de dissimuler son goût pour le merveilleux sous le prétexte de la conjecture scientifique. Au bout du compte, il a avoué que comme Olaf Stapledon il attribuait une âme à la galaxie. En Angleterre, pourtant, J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis avaient été d'honorables professeurs d'université, et cette dame, au début de notre relation, m'avait dit aimer les Inklings: quelle était la cohérence, je ne sais pas.
D'un point de vue social, Breton le disait, le merveilleux mettant mal à l'aise, il est excluant: il frappe d'ostracisme ceux qui s'y adonnent. Mais il devait y avoir autre chose, un mal-être plus direct, face aux strates cachées des phénomènes, notamment de l'âme. Le rejet était spontané et irréfléchi. C'est apparu plusieurs fois.
Nous avions adopté une règle d'or, conforme à l'esprit de notre mariage: échanger sur ce qui nous préoccupait, en faire part. J'écoutais volontiers les réflexions nées de sa recherche anthropologique sur les déficients visuels, c'était intéressant. Un jour, je m'avisai de lui faire part d'une lecture qui m'avait frappé, celle d'un récit fantastique de Donaldson dans lequel un homme mystérieux, en mission sainte, était en lien avec un roi non moins mystérieux, et apparemment des forces mystiques, grâce à ses tatouages, comme dans certaines traditions secrètes - probablement les Pictes, mais plus clairement les Maoris. Un sorcier s'attaquait à lui et lui coupait ses tatouages avec la peau pour s'emparer de ses pouvoirs. Je trouvais l'idée intéressante, mais cela l'a fait bondir, elle en a aussitôt ressenti de la colère, et le sentiment était si spontané que pour elle il était complètement justifié. Je lui en ai parlé un jour, pour dire qu'il était pour moi difficile de lui faire part de ce qui éveillait ma curiosité, puisqu'il s'agissait de choses qui déclenchaient en elle cette réaction.
Nous regardions des films. Elle aimait un réalisateur coréen sympathique, dont l'art rappelait beaucoup celui d'Eric Rohmer. Mais, de même que chez Eric Rohmer, parfois les dialogues assez intellectuels s'inséraient dans des symboles, ou s'en faisaient accompagner. Un des films de ce Coréen avait une de ces figures que David Lynch appelle abstraites, nées de cauchemars et d'obsessions sourdes. Cela restait discret, mais elle convenait bien qu'il en était ainsi, et qu'il suffisait de développer ce genre de figures pour déboucher sur le fantastique, le merveilleux, d'une façon plus ou moins intellectualisée et abstraite. Il en allait d'ailleurs de même des films de Terrence Malick, qu'elle disait aimer, et qui, notamment The Tree of Life, avaient bien de temps en temps ce genre de figures. Ce n'est donc pas qu'elle les rejetait en essence, juste qu'elle les rejetait quand, devenant trop importantes dans une œuvre, elle en était personnellement perturbée.
Quant à moi, j'aime toutes les sortes de merveilleux, populaire et naïf, ou intellectualisées à l'extrême. Evidemment, les plus grandes œuvres sont selon moi sous ce rapport les plus équilibrées: l'Odyssée d'Homère, disons, ou le Faust de Goethe. La Bible, aussi, qui en a un moins populaire et plus intellectuel, en moyenne, que les poètes grecs ou allemands. Même si elle admettait que David Lynch était un grand artiste ma femme ne voulait pas voir ses films, trop perturbants. C'était tout de même un problème dont j'aurais pu prendre conscience assez vite, car j'adore David Lynch. Ma femme disait préférer l'art asiatique, plus délicat. Certains films populaires d'Asie utilisent le merveilleux traditionnel d'une façon assez délirante, mais je comprenais, ou croyais comprendre ce qu'elle voulait dire, donc je lui proposai imprudemment de regarder les films d'Apichatpong Weerasethakul, dont le très beau Uncle Boonmee avait eu une Palme d'Or à Cannes: c'était pour elle une référence, elle avait ce côté chic et mondain, et après tout moi aussi, je n'ai rien contre, même si j'y accorde moins d'importance. Ma femme adorait la maison royale d'Angleterre et je l'aimais aussi. Mais j'ai des amis qui fréquentent les princes de Savoie, assistent avec eux à de somptueuses cérémonies, et j'avoue ne pas faire tout ce que je peux pour les y rejoindre, même si j'y pense de temps en temps. Nous avons regardé, donc, des films d'Apichatpong Weerasethakul, un de mes artistes contemporains préférés, et je me souviens d'une réaction terrible après avoir vu un de ses films, selon moi le meilleur qu'il ait fait, appelé Cemetery of Splendour. Le film pénètre profondément les mystères de l'âme, utilisant pour cela les mythes locaux, montrant des princesses mortes et devenues immortelles, jouées par des actrices très belles: le moment était incroyable. Mais la réaction de mon épouse a été terrible, elle a déversé sa rancœur sur moi parce que j'avais osé lui montrer un tel film, et il est bien possible que sa décision de quitter le domicile conjugal date de ce soir-là. C'est comme ça, on n'y peut pas grand-chose, je ne pouvais pas me passer des manifestations artistiques les plus importantes parce qu'elles créaient en mon épouse des états singuliers, et peut-être que, après tout, nous ne devons pas tout partager dans un couple, mais regarder les films séparément.
Qu'on me reproche d'aimer Donaldson, peut-être un auteur pour adolescents, pouvait se comprendre. Mais pour Apichatpong Weerasethakul c'était étonnant, les spécialistes admettent bien son excellence. De même pour David Lynch. De même pour André Breton, même si quelques paltoquets, volontiers professeurs d'art, minimisent le merveilleux dans la question surréaliste, ainsi que j'ai pu le constater: jouant les savants qui surplombent les ressorts profonds de la peinture et de la poésie, de la sculpture et du cinéma, ils osent affirmer que le merveilleux était une réaction psychologique aux horreurs de la guerre. Mais enfin, c'est ôter au surréalisme l'essentiel de son intérêt. Et le rapport est évident, entre Le Chien andalou de Luis Buñuel d'un côté, David Lynch et Apichatpong Weerasethakul de l'autre. André Breton réclamait un merveilleux pour adultes, et on en a ici de beaux exemples. Le merveilleux est intimement mêlé à l'art, de toute façon, qu'il soit destiné aux adultes, aux enfants ou aux adolescents. Là n'est pas la question. Ceux qui disent que n'étant plus des enfants ils ne peuvent plus aimer le merveilleux n'ont pas réellement compris l'art, et sous ce rapport André Breton avait parfaitement raison. En général, en tant qu'enfants, ils étaient déjà dans ce cas: ils critiquaient déjà le merveilleux adapté à leur âge, y compris quand il se trouve dans de grandes œuvres comme le Hobbit de Tolkien, ou la mythologie grecque, dont le poète Horace disait bien qu'elle était nécessaire à l'éducation des enfants, pour leur apprendre ce qu'il y a dans le monde de beau et de grand.
La façon dont finalement mon épouse est partie, et dont elle m'a fait demander de l'argent par l'intermédiaire d'un juge, dit une certaine obstination, une volonté de ne pas reconnaître la vérité de ce que disait André Breton. C'est devenu une affaire d'un enjeu fondamental, engageant toute une vie, apparemment. C'est bizarre. Un certain Grégoire Perra, amateur de Goldorak, en veut à Rudolf Steiner d'avoir créé un merveilleux plus profond, dans ses poèmes mystiques, et en un sens cela rejoint la chose: il dit lui-même qu'il ne peut pas ouvrir un livre de Steiner sans tourner de l'œil à cause des phrases étranges qui y sont écrites, et, au lieu de se poser la question sur sa capacité à maîtriser ses nerfs en face de l'inconnu, ou même de l'insolite, il accuse Rudolf Steiner de l'avoir fait exprès pour l'embêter, d'avoir fait exprès d'avoir évoqué la part d'ombre, de mystère, d'inconnu de la vie pour le déstabiliser - au lieu de tisser l'illusion rassurante du naturalisme qui résumerait tout, du matérialisme qui définirait, dirait tout sur le monde. Peut-être que c'est même pour ça qu'on a crucifié Jésus, il dérangeait en disant qu'il y avait autre chose dans l'univers que les certitudes sociales, et traditionnelles de l'empire romain de son temps. Je ne suis pas loin d'y croire assez.
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