Chats et mystères: un sonnet de Baudelaire qui tourne court
On se souvient que Charles Baudelaire a écrit plusieurs poèmes magnifiques sur les chats, en particulier celui-ci:
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;
L'Erèbe les eût pris pour coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
On pourrait prendre les figures utilisées dans ce sonnet comme un simple ornement, mais Baudelaire usait du merveilleux pour approfondir le réel dans le mystère et l'inconnu, et il a certainement voulu exprimer quelque chose d'intime et de subtil. Sa lecture assidue et admirative de Joseph de Maistre nous rappelle ce qu'il devait aux considérations sur le mystère des choses, puisque Maistre considérait que tout mouvement émanait d'une volonté secrète, d'ailleurs à la suite de Jean-Jacques Rousseau. Baudelaire devait beaucoup sous ce rapport à Lamartine, qui selon Henri Guillemin croyait pleinement aux anges et était en réalité le disciple à la fois de Maistre et de Rousseau.
Lorsque j'ai commencé à converser avec ma seconde femme, comme elle disait aimer Baudelaire, la poésie et les chats, et croire au monde spirituel, je lui ai récité ce poème, et elle était tout enthousiaste. Dès que nous avons emménagé ensemble sur mon initiative nous avons pris un chat, et elle était ravie que j'aie eu cette initiative. Le chat que nous avons pris devait avoir senti cette impulsion première, car il m'était très attaché. Cela n'a pas empêché ma femme de s'enfuir avec lui aux Etats-Unis quand elle a décidé de quitter le domicile conjugal. Le destin de ce chat était un des éléments qui nous empêchèrent de nous quitter d'un commun accord, et la contraignirent à le faire par surprise.
Le plus étonnant est qu'ensuite elle prétendait me contraindre à quitter la poésie en tant qu'elle est liée au merveilleux, et les récits de même - alors que les récits fantastiques, le merveilleux en récit ne sont généralement que le développement dramatique de poèmes mystiques ou lyriques: et on pourrait faire une nouvelle de ce lien remarqué par Baudelaire entre le chat et le sphinx, ou entre les chats et les créatures magiques qui peuplent l'invisible. Nous savons que c'est ce que fit H. P. Lovecraft, grand lecteur de Baudelaire: dans sa correspondance, il liait les chats, qu'il adorait, au mystère, et il écrivit un récit dans lequel un double de lui-même était sauvé par des chats pensants et magiques habitant la Lune, des sortes d'anges tout proches de la Terre. Ils étaient les sphinx dormant au fond des solitudes lunaires, et dont les prunelles s'étoilaient de lueurs mystiques. Mais ma femme était furieuse qu'on raconte ce genre d'histoires qu'elle estimait impures, ridicules, plébéiennes, honteuses - au fond elle estimait Baudelaire ridicule, même si sa consécration par la bourgeoisie régnante la faisait vibrer à la mention de son nom. Cependant il était interdit de l'imiter.
Dans mon recueil Chants et conjurations, j'ai prolongé l'idée de Baudelaire et Lovecraft avec mes propres faibles moyens en publiant une Ode à Bastet, dont les images sont créées par ma propre imagination. Je ne voulais pas être forcément leur égal, mais dans leur mood, dans leur ligne, leur atmosphère, leur tonalité, et la prolonger dans l'histoire et l'évolution littéraires. Elle ne m'en a pas su gré, loin de là. A quoi bon épouser un professeur de poésie française, et un poète, si c'est pour ensuite se plaindre qu'il participe pleinement de l'art de Baudelaire, au lieu de le traiter avec distance et mépris, au lieu de réduire la portée de cet art par de la psychanalyse - c'est à dire en faire un témoignage personnel sans portée universelle et objective, comme le font certains, contre la volonté de Baudelaire lui-même? N'est-ce pas trahir le poète, la poésie, et même la civilisation - le véritable universalisme?
Sans parler de mon chat né finalement de la mise en voix du poème de Baudelaire, en tant que chat présidant à notre foyer, en tant que chat nous appartenant. Mais n'y pensons plus, c'est la vie. Beaucoup ne mesurent pas la portée de ce que disent les poètes, le prennent comme un parterre de fleurs publiques dans les allées de la sphère intellectuelle - sans percevoir que cela brille au centre, que cela est la substance même de la sphère intellectuelle, de la noosphère chère à Pierre Teilhard de Chardin. C'en est le noyau, oui. Le germe de la vie de l'âme, son étincelle, et même son étoile. Aucun philosophe français ne résonne dans la littérature comme la poésie de Baudelaire. Et aucun chat ne peut vivre en France et peut-être dans le monde sans porter avec lui ce sonnet et les mystères que tisse son rythme - alchimique selon le poète, changeant les idées mortes en souffles vivants. On ne peut pas faire autrement. Le sphinx continue de respirer au fond du rêve, et il continue d'avoir une tête de chat. Il en est ainsi, il en sera ainsi. On n'exclut pas Baudelaire de la vie culturelle simplement parce qu'on en a envie.
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