Saint Paul et l’ange du couple. Réflexions sur l'âme de l'amour saisi dans des institutions et des habitudes


Dans une lettre à une communauté chrétienne grecque, Paul de Tarse, qui disait tenir ses idées de sa vision du Christ au troisième ciel, conseille au conjoint croyant de ne pas tenter de retenir l’incroyant s’il veut partir. On peut y donner plusieurs explications – et les théologiens ne s’en sont pas privés, avec bien sûr des solutions dominantes différentes selon la branche du christianisme impliquée, devenues souvent des dogmes indiscutables dans les faits. Chacun en réalité est libre de donner sa propre interprétation d’une publication disponible, et même si c’est incontestablement l’Église catholique qui a permis que ce texte soit encore publié de nos jours y compris par des gens qui s’opposent à elle, les mystères des paroles humaines sont assez profonds pour qu’à cet égard la messe ne soit jamais dite. Les philosophes et même les poètes sont à leur tour libres de donner leur interprétation propre – n’ont pas besoin pour cela de constituer au préalable un culte autorisé par l’Etat, ni d’écrire une thèse approuvée par un jury spécialisé dans la pensée religieuse. Ils n’ont pas à en rendre compte à tel ou tel.

Pour moi, à vrai dire, je révélerai ce que je crois : j’ai bien rédigé une thèse de doctorat – et même, comme en France le doctorat a moins de signification qu’aux Etats-Unis, j’ai été reçu à l’agrégation de lettres, je le dis pour compléter ma présentation. Cela atteste en principe de ma capacité à répertorier les opinions les plus profondes que la critique universitaire a élaborées sur un sujet, et à les ranger rationnellement – mathématiquement. J’ai eu de la chance, il en faut toujours : la dissertation de littérature française que j’ai réussie portait sur les contes de fées de Charles Perrault et Mme d’Aulnoy, et j’adore ce sujet, je suis passionné par le merveilleux. J’ai donc, effectivement, sur ce thème potassé la critique, et ai restitué, à partir du sujet de la dissertation, ce que j’en avais retenu et compris – dans un ordre que je crois bon, puisque j’ai eu une excellente note. L’autre dissertation portait sur le sonnet européen, à partir d’une citation de Baudelaire suggérant la sublimation par sa forme de tout sujet (si ma mémoire est bonne), et ma note a été bonne : le sujet m’intéresse aussi. Enfin j’ai eu, je pense, la meilleure note en grammaire de ma promotion, car la vérité est que j’ai commencé des études de littérature pour connaître parfaitement la langue française – ses formes et son histoire –, et accessoirement le latin. Mais il faut dire que l’agrégation que j’ai passée, réservée aux docteurs, ne brille pas en général par les connaissances grammaticales de ses candidats.

Cela m’amène tout de même à dire que je suis content d’avoir eu cette agrégation, centrée sur la poésie, le merveilleux et la grammaire. Elle était faite pour moi, elle était providentielle : je ne l’ai pas choisie, j’ai pris celle de l’année de mon congé de formation. Mais quoi qu’il en soit, la méthode, je pense l’avoir comprise. Ne reste plus en général que la motivation : il faut préparer avec soin. Je pourrais donner des conseils, mais ce n’est pas l’objet de ce billet.

Il y a autre chose. On peut déjà faire remarquer que ma spécialité n’est ni la théologie, ni même la philosophie. Mais je crois, également, à la capacité du poète de s’imprégner, par mimétisme, de la démarche d’un auteur, ancien ou récent, et de la comprendre de l’intérieur. L’anthropologue Michael Taussig, de l’université de Columbia (à New York), disait qu’on comprenait d’instinct les ethnies en les imitant, en suscitant en soi une image participative de leurs rituels, ou de leurs habitudes. Il a carrément dit que cela relevait de la voyance, et bien sûr il a été critiqué : comme cela mettait à distance l’intellectualisme des Lumières, on s’est indigné. Mais en littérature c’est vrai aussi, en épousant la démarche des écrivains, on saisit ce qui est en eux et que l’intellect, bloqué par des théories générales, maintenu à l’extérieur par des considérations abstraites, ne parvient pas à saisir.

Mieux encore, comme Jean-Jacques Rousseau je pense que cette imitation intérieure, ce mimétisme existe aussi pour la nature : il voyait se déployer en soi l’image des phénomènes naturels, et il pensait en saisir intuitivement le sens, le psychisme caché. C’est l’origine du romantisme et de la démarche analogique, qui est l’essence de la poésie voyante comme l’entendaient Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Arthur Rimbaud, Blaise Cendrars, d’autres. Mais cela nous emmènerait trop loin.

Ou du moins, si on ne pouvait pas, à partir de cette démarche de voyance, imiter saint Paul sur le chemin de Damas recevant la vision du Christ, cela emmènerait effectivement au-delà de nos considérations présentes. Toutefois, c’est possible – et en réalité Victor Hugo le croyait, et c’est pour cette raison qu’il s’est plaint que l’Église catholique ait rejeté l’apocalypse de saint Paul : c’est là que Paul de Tarse évoque la hiérarchie des anges qu’ensuite la tradition chrétienne a reprise. Hugo s’y intéressait, car, comme son ami Charles Nodier (et comme plus tard André Breton), il croyait à des êtres invisibles continuant l’échelle de la vie au-delà, au-dessus de l’être humain.

Le récit de cette vision de Paul a été constamment raconté – non pas pour informer : un exposé théorique aurait suffi. Ni même pour enrober des concepts abstraits et les rendre accessibles à la plèbe : c’est une légende, une idée de gens qui ne comprennent pas l’effet intérieur d’un récit – et qui ne comprennent pas, non plus, la portée de ce que signifiait, par sa mimésis voyante, Michael Taussig. Car c’est bien pour vivre intérieurement, et mimétiquement, l’expérience de saint Paul qu’on en lisait, ou qu’on en écoutait lire le récit de saint Luc, son disciple. C’est pour la revivre, et en avoir un écho en soi – devenir donc un disciple de saint Paul en le monde voyant.

Cette méthode est l’essence de l’initiation, qui passe par l’art du récit. On ne comprend pas les textes évangéliques et apostoliques si on ne comprend pas qu’un récit est un art qui relève de l’initiation. On ne comprend pas les évocations d’anges, de miracles, de visions, si on n’en tient pas compte. Il s’agit de revivre spirituellement ce qui s’est produit, non d’en prendre intellectuellement connaissance : la vérité d’un texte sacré est là.

Et, de fait, la hiérarchie des anges était importante pour comprendre ce que voulait dire saint Paul avec son troisième ciel, car il correspond à une certaine hiérarchie angélique où avait été accueillie la forme cosmique du Christ. C’est dans ce sens qu’il en parle.

Mais revenons à la question de la séparation décidée par un athée qu’il ne faut pas chercher à retenir. Il y a beaucoup de raisons sociales ou religieuses pour expliquer cela, mais il y a aussi une raison spirituelle, dont ne parlent pas souvent les philosophes et les théologiens : c’est que le lien spirituel dans un couple (qui est une réalité) n’est plus engagé par l’athéisme d’un conjoint. La doctrine catholique attribue des anges protecteurs aux familles, aux cités, aux peuples, aux communautés, mais curieusement pas aux couples : grande erreur. Il y en a bien un. On n’a pas tort de dire que la tradition catholique n’aime pas les couples – qu’elle éprouve une forme d’antipathie à l’égard de l’amour terrestre. Cela a beaucoup nui à la pérennité de son succès. Saint Paul insiste sur l’obligation de l’homme à respecter le corps de la femme, c’est-à-dire, en fait, à voir Dieu sur ce corps – à voir Dieu sur le visage de sa femme, c’est-à-dire à l’assimiler à son ange.

Pierre Teilhard de Chardin était un grand lecteur et adepte de saint Paul et, au-delà de la théologie théorique, plus enfoncé dans les mystères de la nature cosmique, plus inspiré, il en a parlé : l’épouse est la figure du monde. Il faut dire que lui-même vivait en couple : on ne le sait pas beaucoup. Il était une sorte de jésuite romantique. Il va sans dire que, depuis l’autre sexe, on peut faire le même genre de réflexions : peu importe. Il existe à présent toute sorte de couples. Mais un ange unit bien deux personnes qu’unit l’amour. Et si, ma foi, le couple existe sans amour, cet ange, dit-on, a la figure d’un démon. Et c’est en sens que saint Paul déconseille de courir après l’athée qui veut s’en aller. C’est, pour lui, une donnée objective.

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Beaucoup de gens se sentent obligés, quand ils cherchent à entrer dans une communauté, d’épouser ou de faire semblant d’épouser les idées majoritaires ou ordinaires à ces communautés – et c’est ainsi que ces idées se fixent, se figent. Surtout si la vie dans ces communautés se passe bien, affectivement, matériellement, intellectuellement. Si ce n’est pas le cas, on est prêt à renier la doctrine, dont au fond on se fichait. On n’avait jamais vu aucun ange pour un couple, on espérait entrer dans une communauté dont on partageait les idées : notamment, on était, avec elle, contre telle ou telle pratique gouvernementale, ou orientation générale de la population, et voici, on cherchait un refuge dans une minorité marginale, ou conservatrice. On y a donc formé un couple, on y a même effectué une cérémonie évoquant explicitement, clairement l'ange du couple, mais s’il s’avère que l’autre est plus intéressé par ce reflet de la divinité jusque dans sa vie privée que par les idées sociales sur le wokisme ou la vaccination, on a des doutes. Donc, on s’en va. Et pourquoi ? parce qu’au fond on ne croyait pas vraiment, on n’avait pas suivi saint Paul sur le chemin de Damas, qui lui avait permis de saisir la vérité de la hiérarchie des anges qu’il avait formellement apprise de ses instructeurs pharisiens : car c’est bien ainsi que cela s’est passé, on ne le comprend jamais assez.

Mais de cela, qui est coupable ? Chacun assume ses actes. Il n’est jamais légitime de penser qu’une croyance aux anges n’était pas sincère et intime, faite seulement pour favoriser l’acquisition d’avantages personnels. Ce n’est pas parce que la philosophie des Lumières l’a décrété, que c’est vrai. Michael Taussig, en prônant une méthode mimétique percevant de l’intérieur l’autre, aurait pu le confirmer : on peut aussi entrer dans la logique d’une croyance étrange, amazonienne ou kabbalistique, en y participant sincèrement, pour mieux la saisir de l’intérieur. Alors on en mesure la vérité, ou la fausseté : cela ne se décrète pas selon l’intellect ou l’autorité. C’est une leçon à retenir.

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